HISTOIRE DE LA LANGUE UNIVERSELLE

Préface

La nécessité d'une langue internationale auxiliaire n'est plus contestée par personne: elle s'impose avec une évidence et une urgence croissantes, à mesure que se développent les relations de toute sorte entre les nations civilisées. C'est un lieu commun que de constater les progrès inouïs des moyens de communication: on pourra bientôt faire le tour du monde en quarante jours; on télégraphie (même sans fil) d'un côté à l'autre de l'Atlantique; on téléphone de Paris à Londres, à Berlin, à Turin. Ces facilités de communications ont entrainé une extension correspondante des relations économiques: le marché européen s'étend sur toute la terre, et c'est sur tous les points du globe que les principaux pays producteurs entrent en concurrence. Les grandes nations possèdents des colonies jusqu'aux antipodes et elles ont des intérêts dans les pays les plus lointains. Leur politique n'est plus confinée sur l'échequier européen; elle devient coloniale et «mondiale». Toujours pour la même raison, elles sont de plus en plus obligées de s'entendre et de s'unir, soit dans un intérêt commercial (Convention de Bruxelles relative au régime des sucres), soit dans un intérêt moral (Convention internationale relative à la traite des blanches).

Dans le domaine scientifique, également, «cette tendance à l'association... a commencé à franchir, avec les chemins de fer et les télégraphes, les frontières qui séparent les peuples; elle s'exerce au delà des mers et tend à unir les deux continents (1)». Par exemple, le Bureaux international des poids et mesures, fondé en vertu de la Convention du mètre (20 mars 1875), comprend 16 États; l'Association géodésique internationale, constituée en 1886, en comprend 18. La Carte du ciel, entreprise internationale au premier chef, unit dans une collaboration constante les principaux observatoires des deux hémisphères. «Il est impossible de ne pas ê:tre frappé de la rapidité avec laquelle se multiplient aujourd'hui ces organismes internationaux (2)». Ce besoin croissant d'entente et de coopération entre les savants de tous les pays, que constatent tous les esprits éclairés (3), a enfin donné naissance à l'Association internationale des Académies, fondée en 1900 et inaugruée effectivement en 1901 à Paris (4). Pour faire connaître les raisons qui justifient cette institution, nous ne pouvons mieux faire que de citer encore la secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences de Paris, qui est d'autant mieux qualifié pour les exposer qu'il a pris une part active à cette création: «Le mouvement scientifique qui, au commencement du XIXe siècle, se limitait à un petit nombre de nations, s'étend aujourd'hui au monde entier; de plus, au sein même de chaque nation, son importance s'est accrue dans des proportions dont on peut à peine se faire une idée.... Qui ne voit que, sous peine de revenir à la tour de Babel, une si énorme production scientifique doit être unifiée et coordonnée? Que de temps perdu pour les chercheurs, que de recherches inutiles et par cela même nuisibles, si les nomenclatures changent avec les nations, si les classifications ne sont pas concordantes, si les instruments choisis pour effectuer les mêmes mesures donnent dans les différents pays des indications qui ne soient pas comparables, si les définitions ne sont pas les mêmes, si les unités adoptées sont différentes, si les travaux accomplis en des points différents concourent au mème but et entraînent ainsi de regrettables doubles emplois! (5)»

On a dû remarquer que l'expression de «tour de Babel» se présente comme malgré lui à l'esprit de l'auteur, et que la première condition de l'organisation du travail scientifique qu'il énonce est l'uniformité de la nomenclature, c'est-à-dire un vocabulaire scientifique internationale. Ainsi toutes les raisons invoquées à l'appui de la création de l'Association internationale des Académies militent également en faveur de l'adoption d'une langue internationale. Plus généralement, chacune des raisons qui justifient séparément les diverses conventions internationales et les divers offices internationaux vaut pour la langue internationale, instrument ou complément nécessaire de toutes ces institutions (6). Sa nécessité résulte encore plus évidemment du développement des moyens de communication: à quoi bon pouvoir se transporter en quelques heures dans un pays étranger, si l'on ne peut ni comprendre les habitants ni se faire comprendre d'eux? A quoi bon pouvoir télégraphier d'un continent à l'autre, et téléphoner d'un pays à l'autre, si les deux correspondants n'ont pas de langue commune dans laquelle ils puissent écrire ou converser?

Aussi l'utilité d'une langue internationale est-elle de plus en plus généralement reconnue. Mais il y a encore beaucoup de personnes qui n'osent s'arrêter cette idée, parce qu'elles la considèrent comme une utopie. C'est là un préjugé qui ne résiste pas à la réflexion. N'est-il pas évident, en effet, que si les nations civilisées voulaient et pouvaient s'entendre pour adopter dans les relations internationales la langue de l'une d'elles, on aurait une langue internationale possible et praticable, qui offrirait à tout le moins cet avantage, d'être la seule langue étrangère indispensible, et de dispenser d'apprendre les autres? A défaut de cette solution simpliste, mais non équitable, que la rivalité d'intérêt et d'amour-propre des diverses nations rend chimérique et exclut a priori, elles pourraient adopter d'un commun accord une langue morte pour servir d'idiome auxiliaire neutre. Les savants regrettent souvent le temps où le latin était la langue scientifique unique, et ils sont ainsi amenés à rêver la résurrection du latin comme langue internationale. C'est encore là une solution possible, sinon peut-être la plus pratique. Enfin on conçoit qu'on puisse construire pour cet usage une langue artificielle, plus ou moins analogue à nos langues «naturelles», et qui serait même, comme l'a affirmé Max MUELLER (7), «plus parfaite, plus régulière et plus facile à apprendre» qu'aucune d'elles. Ceux à qui cette dernière idée paraît chimérique sont simplement mal informés, et la lecture du présent ouvrage suffira, nous l'espérons, à les détromper. Quoi qu'il en soit, on n'a véritablement que l'embarras du choix entre diverses solutions plus ou moins simples et pratiques, mais toutes possibles, pour peu qu'on le veuille et qu'on se mette d'accord sur l'une d'elles. Il n'est donc plus permis de douter de la possibilité théoretique de la langue internationale; il suffit qu'on puisse concevoir une langue auxiliaire commune et unique, qui ne soit pas plus difficile à apprendre et à pratiquer que l'une quelconque des langues vivantes, et qui soit capable de servir aux mêmes usages. L'adoption d'une telle langue ne sera plus qu'une affaire d'entente internationale et de bonne volonté.

Il n'y a qu'un point sur lequel on puisse encore garder quelques doutes, c'est sur la possibilité pratique de la L. I., c'est-à-dire sur la possibilité de faire adopter universellement et définitivement un projet, et un seul. Or, depuis vingt ans surtout, les projets pullulent, et il est à prévoir qu'ils se multiplieront encore davantage à mesure que le besoin d'une L. I. devient plus impérieux, et que l'idée fait des progrès dans l'opinion publique. Dans l'ordre industriel, on ne pourrait que se réjouir d'une telle abondance, car elle offre plus de choix au consommateur, et la concurrence amène un perfectionnement graduel des produits; mais quand il s'agit de la langue internationale, cette richesse est embarrassante et la concurrence est funeste, car l'unité et l'unicité de cette langue en sont les qualités essentielles, sans lesquelles toutes les autres sont négligeables et même illusoires. Aussi la multiplicité de projets ne fait-elle que confirmer le public dans le scepticisme auquel l'engagent déjà suffisament la paresse et l'intertie.

On pourrait croire, toutefois, que cette concurrence, temporairement fâcheuse, aura du moins pour résultat final le triomphe du meilleur projet, en vertu d'une sélection naturelle, et que ce projet, ayant subi victorieusement l'épreuve de la pratique et s'étant assoupli à l'usage, sera plus parfait qu'il n'eêt été sans la salutaire concurrence des autres. Mais c'est là une illusion dangereuse. D'abord, les divers projets rivaux n'entrent pas réellement en concurrence: la plupart des intéressés n'en connaissent qu'un seul, et adoptent sans choix le premier qui se présente à eux, du moment qu'il répond, tant bien que mal, à l'idéal entrevu. Ensuite, le succès d'un projet dépend, non seulement de sa valeur intrinsèque, mais d'une foule de circonstances extérieures, des moyens de propagande et des ressources financières dont il dispose, du terrain plus ou moins favorable où il se propage, etc. En outre, sa zone de diffusion est déterminée en partie par le lieu et le pays où il est né, ou par le fait qu'il rencontre en tel pays un propagateur plus ou moins actif, influent et habile.

[Under Construction]

1. G. DARBOUX, article sur l'Association internationale des Académies, dans le Journal des Savants de janvier 1901.
2. G. DARBOUX, art. cit.
3. Voir, par exemple, la conclusion du rapport de M. Emile PICARD sur les Sciences, inséré dans les Rapports du jury international de l'Exposition universelle de 1900.
4. L'Association internationale des Académies comprend les Académies ou Sociétés des sciences d'Amsterdam, de Berlin, de Bruxelles, de Budapest, de Christiania, de Copenhague, de Goettingue, de Liepzig, de Londres (Royal Society), de Munich, de Paris (Académie des sciences, Académie des sciences morales e politiques, Académie des inscriptions et belles-lettres), de Saint-Pétersbourg, de Rome (Accademia dei Lincei), de Stockholm, de Vienne et de Washington. Elle tient une Assemblée générale tous les trois ans (la 1re à Paris en 1901; la 2e à Londres en 1904), et est représentée dans l'intervalle par un Comité. «Pour la prise en considération, l'étude ou la préparation d'entreprises et de recherches scientifique d'intérêt international, des Commissions internationales spéciales peuvent, sur la proposition d'une ou de plusieurs des Académies associées, être instituées, soit par l'Assemblée générale, soit, dans l'intervalle entre deux Assemblées générales, par le Comité.» (§ 10 des Statuts.)
5. G. DARBOUX, art. cité. (Les italiques sont de nous.)
6. Citons encore l'Office international du travail, à Bâle, et le Bureau international de la paix, à Berne.
7. Nouvelles leçons sur la science du langage, professées en 1863; trad. Harris et Perrot, t. I, p. 73 (2e leçon).

Contents page


Back to International Auxiliary Languages

This page hosted by Geocities.
James Chandler 28-Dec-97.