Le grand philosophe français a exprimé son opinion sur le
problème de la Langue universelle dans une Lettre au P. Mersenne
du 20 novembre 1629 (1). Son ami et correspondant lui avait
envoyé un placard ou prospectus imprimé, en latin, d'un auteur
inconnu, contenant six propositions relatives à une langue
universelle. DESCARTES commence par discuter ces propositions, en
essayant de deviner leur sens, avec une tendance visible (qui est
un trait de son caractère) à n'y trouver rien de
merveilleux, rien qu'il n'eût pu inventer lui-même sans peine.
Nous citons le passage le plus intéressant de cette discussion,
parce qu'il contient un programme de langue artificielle qui a
été réalisé de nos jours:
«Pour la signification des mots, il n'y promet rien de particulier;
car il dit dans la quatrieme proposition: linguam illam
interpretari ex dictionario, qui est ce qu'un homme un peu
versé aux langues peut faire sans luy en toutes les langues
communes... Ce qui empesche que tout le monde ne le pourroit pas
faire, c'est la difficulté de la grammaire; et je devine que
c'est tout le secret de vostre homme. Mais ce n'est rien qui ne soit
tres-aisé; car faisant une langue, où il n'y ait qu'une
façon de conjuger, de decliner, et de construire les mots, qu'il
n'y en ait point de defectifs ny d'irreguliers, qui sont toutes choses
venues de la corruption de l'uasge, et mesme que l'inflexion des noms
ou des verbes et la construction (2) se fassent par affixes soient toutes
specifiées dans le dictionnaire, ce ne sera pas merveille que les
esprits vulgairs apprennent en moins de six heures à composer en
cette langue avec l'aide du dictionnaire, qui est le sujet da la
premiere proposition.»
Dans ces lignes, Descartes esquisse le plan d'une langue
régulière et pratique, que l'on puisse comprendre
imméediatement à l'aide du seul dictionnaire. C'est
précisément là ce que le Dr ZAMENHOF a voulu et
réalisé en créant l'Esperanto. Mais
Descartes paraît dédaigner une telle langue utilitaire,
faite pour les «esprits vulgaires»; il rêve d'une
langue philosophique qu'il définit en ces termes:
«Au reste, je trouve qu'on pourrait adjouter à cecy une
invention, tant pour composer les mots primitifs de cette langue, que
pour les caracteres, en sorte qu'elle pourroit estre enseingée
en fort peu de tems, et ce par le moyen de l'ordre, c'est-à-dire,
etablissant un ordre entre toutes les pensées qui peuvent entrer
en l'Esprit humain, de mesme qu'il y en a un naturellement etabli entre
les nombres; et comme on peut apprendre en un jour à nommer tous
les nombres jusques à l'infini, et à les ecrire, en une
langue inconnue, qui sont toutesfois une infinité de mots
differens; qu'on pust faire le mesme de tous les autres mots necessaires
pour exprimer toutes les autres choses qui tombent en l'esprit des hommes;
si cela estoit trouvé, je ne doute point que cette langue n'eust
bien tost cours parmy le monde, car il y a force gens qui employeroient
volontiers cinq ou six jours de tems pour se pouvoir faire entendre par
tous les hommes. L'invention de cette langue depend de la vraye
Philosophie; car il est impossible autrement de denombrer toutes les
pensées des hommes, et de les mettre par ordre, ny seulement de
les distinguer en sorte qu'elles soient claires et simples; qui est
à mon advis le plus grand secret qu'on puisse avoir pour acquerir
la bonne science; et si quelqu'un avoit bien expliqué quelles sont
les idées simples qui sont en l'imagination des hommes, desquelles
se compose tout ce qu'ils pensent (3) et que cela fust receu par tout le
monde, j'oserois esperer ensuite une langue universelle fort aisée
à apprendre, à prononcer et à ecrire, et, ce qui est
le principal, qui ayderoit au jugement, luy representant si distinctement
toutes choses, qu'il luy seroit presque impossible de se tromper; au
lieu que tout au rebours, les mots que nous avons n'ont quasi que des
significations confuses, ausquelles l'esprit des hommes s'estant
acoutumé de longue main, cela est cause qu'il n'entend presque
rien parfaitment. Or je tiens que cette langue est possible, et qu'on
peut trouver la Science de qui elle depend, par le moyen de laquelle les
paysans pourroient mieux juger de la verité des choses, que ne
font maintenant les philosophes (4).»
Nous avons tenu à citer en entier ce passage, car il formule avec une clarté magistrale le programme de toutes les langues philosophiques nées depuis lors, et en exprime les idées directrices: l'analogie de toutes les idées avec les notions de nombre; la recherche des idées simples qui forment par leurs combinaisons toutes les autres idées; l'analogie de ces combinaisons avec des opérations arithmétiques, et par suite l'assimilation du raisonnement à un calcul mécanique et infaillible. De là suit que chaque mot doit envelopper et symboliser la définition de l'idée; que la langue ainsi créée «dépend de la vraie philosophie», et que, inversement, elle l'incarne, de sorte que l'apprendre, c'est apprendre à penser. Toutes ces idées se trouveront développées et appliquées chez les successeurs de Descartes. Mais, à côté de ces idées qui constituent le principe d'un vocabulaire philosophique tout différent de celui de nos langues, et qui caractérisent les langues a priori, il ne faut pas oublier que Descartes a émis des vues d'une justesse et d'une précision admirables sur la constitution d'une grammaire régulière et logique, applicable aux radicaux des langues a posteriori. On peut donc dire que, dans cette seule lettre, le père de la philosophie moderne a conçu et prévu les deux principaux systèmes de langue universelle que nous allons étudier tour à tour.
(1) Edition Clerselier, t. I, no. 111, p. 498; éd. Cousin,
t. VI, p. 61; éd. Adam-Tennery, t. I, p. 76 (Paris, Cerf,
1898).
(2) Sous-entendu: des mots.
(3) Ce quelqu'un, c'est Descartes lui-même, qui voulait
fonder toute la philosophie sur les «idées claires et
distinctes». Ainsi son idée de la langue universelle se
rattache directement aux principes de sa philosophie.
(4) Une copie de ce passage se trouve dans les papiers de LEIBNIZ, qui
y a ajouté la remarque suivante:
«Cependant quoyque cette langue depende de la vraye philosophie,
elle ne depend pas de sa perfection. C'est-à-dire cette langue
peut estre etablie, quoyque la philosophie ne soit pas parfaite: et
à mesure que la science des hommes croistra, cette langue
croistra aussi. En attendant elle sera d'un secours merveilleux et
pour se servir de ce que nous sçavons, et pour voir ce qui nous
manque, et pour inventer les moyens d'arriver, mais sur tout pour
exterminer les controverses dans les matieres qui dependent du
raisonnement. Car alors raisonner et calculer sera la même
chose.» (Opuscules et fragments inédits de Leibniz,
éd. Couturat, p. 27-28; Paris, Alcan, 1903.)
Cette remarque est intéressante: 1º parce qu'elle tend à
réfuter une objection adressée aux langues philosophiques;
2º en ce qu'elle montre le lien qui rattache le projet de Leibniz
à celui de Descartes.