HISTOIRE DE LA LANGUE UNIVERSELLE

Chapitre II: Dalgarno

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La langue philosophique de George DALGARNO est surtout un vocabulaire fondé sur une classifications logique de toutes les idées (2). Les 17 classes suprêmes sont désignées par 17 lettres dont chacune sera l'initiale de tous les mots de la classe correspondante. En voicéi la liste, qui donne en même temps l'alphabet de la langue:

A Êtres, choses.
H (3) Substances.
I Accidents.
I Êtres concrets (composés de substance et d'accident).
O Corps.
Y (4) Esprit.
U Homme (composé de corps et d'esprit).
M Concrets mathématiques.
N Concrets physiques.
F Concrets artificiels.
B Accidents physiques généraux.
G Qualités sensibles.
P Accidents sensitifs.
T Accidents rationnels (intellectuels).
K Accidents politiques.
S Accidents communs.

La lettre S, quand elle n'est pas initiale, est une lettre servile ou auxiliaire, c'est-à-dire qui concourt à la formation des mots sans avoir un sens logique déterminé. Trois autres lettres sont également serviles:

r, qui signifie l'oppostion (le contraire);
l, qui signifie le milieu entre les extrêmes;
v, qui est l'initiale caractéristique des noms de nombre.
Chacune des 17 classes se divise en sous-classes, qui se distinguent par la variation de la seconde lettre. Voici, par exemple, les sous-classes de la classe K (accidents politiques):

Ka- Relations d'office (de fonction).
K[gamma]- Relations judiciaires.
Ke- Matière judiciaire.
Ki- Rôle des parties.
Ko- Rôle de juge.
K[nu]- Délits.
Ku- Guerre.
Ska- Religion r: Superstition.

Enfin, chaque sous-classe comprend un certain nombre de mots qui se distinguent par la variation de la dernière lettre. Voici, par exemple, les mots rangés dans la dernière sous-classe (Ska-):

Skam grâce. r: nature.
Skan félicité. r: misère.
Skaf adorer. r: profaner.
Skab juger.
Skad prier. r: louer.
Skag sacrifice.
Skap sacrement.
Skat mystère.
Skak miracle.

On voit que cette classification comprend à la fois les noms et les verbes. L'auteur avait inventé des mots spéciaux pour servir de pronoms, de particules et de flexions grammaticales.

On a pu remarquer que dans cette liste les mots se succédent dans un ordre déterminé, correspondant à l'ordre constant des voyelles et des consonnes. Lorsqu'il n'y a pas assez de voyelles ou de consonnes simples, on emploie à leur suite des voyelles ou consonnes doubles.

Cet ordre constant établi entre les voyelles, d'une part, et les consonnes, d'autre part, correspond à leurs valeurs numériques. En effet, DALGARNO a inventé, pour traduire les nombres en mots, la méthode suivante. A chacun des 10 chiffres il fait correspondre une voyelle (ou diphthongue) et une consonne:

1AM
2HN
3EF
4OB
5YD
6UG
7AIP
8EIT
9OIK
0IL

Un nombre écrit dans le système décimal se traduira par un mot contenant autant de lettres (voyelles et consonnes, alternativement) qu'il a de chiffres, chaque lettre correspondant au chiffre de même rang (toutes ces lettres sont précédées de l'initiale caractéristique V). Ainsi:

Vel signifie 30
Vado signifie 154
Vendo signifie 3254
Ventum signifie 32864

Dans les mots ordinaires de cette langue, chaque lettre n'a pas un sens logique déterminé, attendu que ce sens varie du tout au tout d'une classe à l'autre; elle n'a qu'un sens numérique: elle indique le numéro d'ordre de la sous-classe dans la classe, ou du mot dans la sous-classe. Mais comme, d'autre part, l'ordre des sous-classes et celui des mots est presque toujours absolument arbitraire, il en résulte que pour connaître ou retrouver le sens d'un mot il faut savoir par coeur toute la classification logique, c'est-à-dire tout le dictionnaire. Par exemple:

N[eta]ka signifie Éléphant.
N[eta]k[eta] signifie Cheval.
N[eta]ke signifie Ane.
N[eta]ko signifie Mulet.

Pour retenir le sens de chacun de ces mots, si semblables de forme, il faut se rappeler exactement l'ordre dans lequel les animaux correspondants sont rangés, sans en omettre un seul. On voit par cet exemple combien une telle langue est artificielle, et par suite difficile à apprendre, à retenir et à pratiquer.

P.-S. -- DALGARNO avait eu pour précurseur un autre Écossais, sir Thomas URQUHART (ou URCHARD) de Cromarty (1611-1660), connu surtout par sa traduction de Rabelais, devenue classique en Angleterre, qui avait publié Logopandecteision, or an Introduction to the Universal Language (London, in-4o, 1653). Ce projet tout théorique ne comprenait ni vocabulaire ni grammaire. Il y avait 12 parties du discours; les noms avaient 11 genres, 11 cas, et 4 nombres; les verbes, 4 voix, 7 modes et 11 temps; enfin chaque mot devait avoir au moins 10 synonymes. L'indication la plus intéressante est celle-ci: chacune des lettres d'un mot devait avoir un sens, de sorte qu'on pourrait les intervertir sans inconvénient. Cela suffit à caractériser une langue philosophique analogue à celle de LEIBNIZ. -- Un autre projet a été conçu vers le même temps par le marquis de WORCESTER (Century of the Names and Scantling of... Inventions, 1663); mais ce n'était qu'un «caractère universel», c'est-à-dire une pasigraphie que chacun pourrait lire dans sa propre langue. V. John WILLCOCK, Sir Thomas Urquhart of Cromartie (Edinburgh and London, 1899).

1. Ars Signorum, vulgo Character univeralis et Lingua philosophica (London, 1661). Le sous-titre est significatif: Qua poterunt homines diversissorum Idiomatum, spatio duarum septimanarum, omnia Animi sua sensa (in Rebus familiaribus) non minus intelligibiliter, sive scribendo sive loquendo, mutuo communicare, quam Linguis propriis vernaculis. Præterea hinc etiam poterunt Juvenes Philosophiæ Principia et veram Logicæ Praxin citius et facilius multo imbibere, quam ex vulgaribus Philosophorum scriptis. Cf. Lexicon grammatico-philosophicum, dans les papiers de LEIBNIZ (PHIL., VII, D, I, 1). George DALGARNO, né à Old-Aberdeen vers 1626, fut directeur d'école privée à Guernesey, puis à Oxford, et mourut en 1687. Il est l'auteur du Didascalocophus (1680), c'est-à-dire d'une méthode d'instruction pour les sourds-muets, et l'inventeur d'un alphabet de signes manuels. C'est, comme on voit, un précurseur de l'abbé de l'Épée.
2. Cette classification a eu l'honneur de guide et de modèle à LEIBNIZ dans les tables de définitions qu'il dressait en vue de son Encyclopédie. Voir COUTURAT, La Loqique de Leibniz ch. V. § 24; et Opuscules et fragments inédits de Leibniz (PHIL., VII, D, II, 1-2, 3).
3. Voyelle grecque: éta.
4. Voyelle grecque: upsilon.

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James Chandler 1-Mar-98.