Collection Soleil
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l'otage
PAUL CLAUDEL
de V Académie française
L'OTAGE
GALLIMARD
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous les pays y compris VU.R. S. S.
©1911, Éditions Gallimard.
ONULP
PERSONNAGES
LE PAPE PIE.
LE CURÉ BADILON.
LE ROI DE FRANCE.
Le vicomte ulysse agénor Georges de
COUFONTAINE ET DORMANT.
Le baron, puis comte Toussaint ture- lure, Préfet de la Marne, puis de la Seine.
SYGNE DE COUFONTAINE.
Comparses.
ACTE PREMIER
SCENE I
L'Abbaye des moines Cisterciens de cou- fontaine achetée par SYGNE./lw premier étage, la bibliothèque : c'est une grande et haute pièce, éclairée par quatre fenêtres sans rideaux, aux petits carreaux verdâtres. Au fond, entre deux hautes portes, sur le mur blanchi à la chaux, une grande croix de bois avec un crucifix en bronze d'aspect farouche et mutilé. A Vautre bout, au-dessus de la tête de sygne, un lambeau d'une fraîche tapisserie de soie, où l'on voit, dans un rinceau, au milieu d'une pastorale déchirée, Vécu de Cou- fontaine divisé : en chef d'or avec une foi de gueules {deux mains unies), en pointe d'azur avec une épée d'argent en pal entre le Soleil et la Lune, et pour cri et devise : COUFON-
TAINE ADSUM !
Le plancher extrêmement propre est de
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larges planches inégales clouées de gros clous brillants. SYGNE est assise dans un coin à un joli petit bureau tout couvert de registres et de liasses de papiers bien rangées. Plus loin une petite table sur laquelle il y a du pain, du vin et le reste. De grands meubles rigides, chaises et fauteuils sont alignés d'un bout à Vautre de la salle qui a un air austère et aban- donné. Par terre une claie où sèchent des pru- neaux.
Tout cela au lever du rideau n'est pas visible. Il fait nuit ; les volets extérieurs sont fermés. La pièce n'est éclairée que par le flambeau de cire sur la table.
Tempête au dehors.
Porte qui s'ouvre sans que l'on voie per- sonne, sifflements du vent. La flamme de la bougie s'incline, sygne la protège avec la main.
sygne, regardant vers le fond de la pièce : Georges !
coufontaine : Bonne nuit ! Sygne ! Bon- jour, plutôt.
Elle porte la main à son cœur comme quelqu'un qui est trop ému. Il apparaît dans la zone à demi éclai-
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rée de la chambre. C'est un homme de stature athlétique, se tenant très droit.
sygne 1 : Votre chambre est prête.
coufontaine 2 : Tout à l'heure.
Je n'ai pas le temps de dormir. J'ai beau- coup à causer avec vous.
Voici étrangement longtemps que nous ne nous sommes pas vus, ma cousine.
Elle se rassied.
sygne : Vous pouvez venir. Tous mes comptes sont là, nets et purs.
Jamais je ne me suis couchée un soir sans qu'avant de faire ma prière je n'aie mis mes registres à jour.
Ceux qui sont là pour la police, et ce petit qui est pour vous. De jour comme de nuit.
On peut venir ! Vous trouverez tout clair et en ordre.
coufontaine : Les comptes ! Ces comptes ! c'est toujours votre premier cri !
Je vous retrouve la même, Sygne ! Notre vieille Suzanne s'est fait une bonne élève.
1. Elle parle d'une voix claire et mélodieuse, avec quelques notes d'une sonorité étrange et presque pénible.
2. Il parle sans hâte, d'une voix toujours égale et un peu basse, et comme mesurée.
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Rien de tel pour vous apprendre récriture qu'un maître qui ne sait pas lire.
Je n'ai pas de comptes à vous demander. Tout est à vous.
sygne : Pour vous, Monsieur. Vous êtes le chef, et moi la pauvre sibylle qui garde le feu.
coufontaine : Je n'aime pas cette lumière.
sygne : Les volets sont fermés, au dedans et au dehors.
On ne peut rien voir. Moi-même, c'est à peine si je vous distingue.
coufontaine, à voix plus basse, levant un doigt : IL est ici ?
sygne, de même : Il est arrivé, il y a deux heures. Justin l'a amené sur l'âne à travers les bois.
coufontaine : Qu'a-t-il fait ?
sygne : Il s'est assis, les deux mains sur les genoux, respirant fort comme un homme qui va passer.
Il a demandé un prêtre pour se confesser.
J'ai envoyé chercher l'abbé Badilon.
Geste de coufontaine.
Vous êtes mécontent ?
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coufontaine : Poursuivez.
sygne : Je n'ai pu lui refuser. Il m'a priée d'une manière si aimable, me regardant de ses grands yeux noirs.
Parlant de son cœur, à la manière ecclé- siastique « le poids qu'il a sur le cœur ». Quel poids ?
Il s'est confessé et il a dit sa messe aussitôt. J'y étais.
Ah, ce n'était plus le même homme à l'au- tel ! Non plus cette maigre dépouille ! Mais un ange en grande véhémence et suavité, accomplissant un acte inestimable, le pontife qui parle en lettres d'or !
Qui est-ce, Georges ?
coufontaine : Il repose ?
sygne : Il repose. L'abbé est resté près de lui ; il dira la messe ici.
Rafales de vent au dehors,
coufontaine : Il était temps de nous mettre à l'abri. Je reconnais le vent de mon pays.
sygne : Quel dommage ! Les pommiers étaient si beaux ! Il ne restera pas un pépin sur l'arbre.
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coufontaine : La tempête nous garde. Je suis en grand hasard, Sygne ! J'ai osé une chose inouïe.
sygne : Ah, quel que soit le péril, vous êtes en sûreté avec moi !
coufontaine : Le fait est que je n'ai jamais été inquiété ici.
C'est pourquoi je vous ai amené ma prise.
De quoi je suis obligé à ces mauvais yeux de notre frère Toussaint,
Avec qui je sais que vos relations sont bonnes.
sygne : Mon cousin, je suis un homme d'affaires et ne choisis point mes relations.
coufontaine : Il faut l'épouser. Ses armes embarbouillées aux nôtres, Ça égaierait cette vieille peinturelure.
// montre la tapisserie. sygne : Ne vous moquez pas ainsi.
coufontaine : Je plaisante, Sygne. Fi de moi ! La voici les larmes aux yeux !
Vous êtes si bonne, c'est plus fort que moi, il faut que je vous fasse de la peine ! c'est ma façon de vous aimer.
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Quelle jeunesse, ma pauvre cousine, que la vôtre !
Reprenant, remettant ensemble les mor- ceaux épars de cette terre,
Vignes et clos, bois, sablons et terres labou- rées,
Comme une vieille dentelle déchirée que l'on reprend brin par brin.
sygne : C'est votre bien que nous refaisions ainsi, Coûfontaine, Suzanne et moi.
coufontaine : Bien travaillé, tisseuse !
Nos mères de leurs doigts oisifs s'amusaient à parfiler,
Décousant broderies et galons, détachant chaque fil un par un.
Ce qu'elles ont défait, vous le refaites.
J'ai ma cousine Sygne qui est plus pour moi que beaucoup d'or et d'argent !
Que dit-on des lys, qu'ils ne filent pas ?
Ah, si chacun de vos blancs frères de France, ma cousine, eût aussi bien fait,
Toutes les filles de noble maison, le Roi pourrait revenir,
Il n'y aurait pas un trou dans le vieux dra- peau !
Hélas, avec un fil qui part, que de mailles qui sautent !
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sygne, prenant dans ses deux mains et regardant une miniature posée sur la table : Les voilà ! Ce sont mes deux bien-aimés, pour qui il faut bien que je me donne un peu de la peine.
Tes enfants, Georges, et dis ! les miens aussi, n'est-ce pas ? Il faut que la tante fée, la fée araignée qui est restée là-bas, leur refasse une maison en France par son art magique.
Car nous autres, qui sommes pris entre le souvenir et le devoir, vous et moi, nous ne travaillons pas pour nous.
Quand est-ce que je les verrai, Georges? Aimables enfants !
Le chevalier avec son petit fouet, il a déjà vos traits, Coûfontaine, et ce tour Picard, et cet air de commandement et de considération.
Et la petite fille, qu'elle est bonne !
Leur mère se plaignait d'eux dans sa der- nière lettre. Est-ce possible ?
coûfontaine : C'est une vieille lettre. Ils sont sages maintenant et ne lui donnent aucune peine.
sygne : Et que leur mère est belle qui les tient entre ses deux beaux bras nus ! O Georges, que cela doit être bête à em-
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brasser quand vous revenez de la guerre, cette belle rose fraîche tout ensemble où brillent ces six beaux yeux !
Je comprends bien ce qui vous a plu en elle, c'est cet air mal défendu et candidement arrogant, la grosse lèvre et le petit front.
Nous travaillons ensemble et je les regarde parfois, le cœur content.
Que ses yeux sont beaux, comme quelqu'un qui donne son cœur, un jeune être bien tendre qui regarde si vous l'aimez !
Quel courage vous avez, Coûfontaine, de la quitter, toujours loin d'elle errant !
coûfontaine : Nous sommes au service du roi tous les deux.
sygne : Vous écoute-t-il toujours ?
coûfontaine : Je crains d'avoir perdu de mon crédit.
sygne : L'auriez-vous offensé ?
coûfontaine : Il n'était pas en mon pou- voir de faire vivre ma femme toujours.
Silence.
sygne : Georges, je ne comprends pas ! Quelle horrible parole me baillez-vous, pleine de poisons ?
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coufontaine : Ne savez-vous pas que ma femme était la maîtresse du Dauphin ?
Tout le monde là-bas enviait mon bonheur. Moi seul, stupide, ne savais rien.
La mort a tout fait paraître.
sygne : Elle est donc morte, Georges ?
coufontaine : Donnez-moi ce portrait.
sygne, le prenant vivement : Ne lui faites plus de mal ! Ma chérie, ici du moins tu es en sûreté contre mon cœur.
coufontaine : C'est la seule image qui me reste d'eux.
Elle le regarde comme ne compre- nant pas. Tout cela que vous tenez entre vos mains n'est plus.
sygne : Georges !
coufontaine : Ne me comprenez-vous pas ? Les deux enfants...
sygne : Assez ! ne parlez pas. Ah ! pas cela ! pas cette chose horrible.
coufontaine : ... sont morts. Tous deux presque en même temps, pendant que j'étais en France, de cette mauvaise fièvre anglaise.
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sygne : Dieu ait pitié de nous !
sygne reste pendant un moment
immobile, les yeux fermés et comme
évanouie, puis lentement elle agite la
tête comme quelqu'un qui fait Non.
Je suppose qu'il n'y a rien à vous dire,
Georges ?
coufontaine : Il n'y a rien à me dire.
Pause.
sygne : Venez prendre ce papier pour vous qui est sur la table.
// approche de la table et comme il tend la main, sygne la lui saisit dans les siennes et éclate en sanglots le visage sur sa main, coufontaine lui caresse la tête en silence.
coufontaine : Il ne faut pas pleurer, Sygneau. Voilà que notre nom est fini et il ne reste plus que nous, tous les deux.
Mais bien d'autres choses encore, plus belles, finissent avec nous.
Tout le monde n'est pas fait pour être heu- reux.
Un autre lui a plu, je n'y peux rien, je croyais l'aimer autant qu'il faut.
Et quant à ces petits enfants, un soldat n'en a pas besoin et c'est un grand débarras.
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sygne, avec une sorte d'ironie : Vous êtes dur, Georges.
coufontaine : Je reste à l'alignement ; le reste ne regarde personne.
sygne : Au nom de ces deux innocents ! Pardonnez-lui au nom de ces innocents !
Songez combien elle était jeune et le mal que cela fait de mourir !
Ah, c'est une chose plus enivrante que le vin d'être une belle jeune femme !
Dites-moi que vous lui avez pardonné.
coufontaine : Je ne pense plus à cela.
sygne : Mais dites que vous lui avez par- donné !
coufontaine : Celui qui aime beaucoup ne pardonne pas facilement.
sygne : Mon cœur est brisé de compassion pour vous.
coufontaine : Il y a la nuit seulement qui est mauvaise à passer, mais on finit toujours par dormir lorsque l'on est fatigué.
sygne : Et ils sont morts tous les trois !
coufontaine : Epargnez-moi, mon Sygne, et tâchez d'être plus calme.
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sygne : Mon Dieu, ainsi tout est perdu et vain de ce que j'ai fait !
coufontaine : Parole sur toute chose la dernière. Afois vous du moins, c'est à Dieu que vous la dites.
sygne : « Ma génération a été roulée et retirée de moi comme la tente du pasteur ! »
Jadis j'ai vu mon père et ma mère, votre père aussi et votre mère, Coufontaine, paraître sur l'échafaud ensemble.
Ces quatre figures saintes à la fois qui nous regardaient, liées comme des victimes, mes quatre pères et mères que l'on a abattus l'un après l'autre sous la hache !
Et quand ce fut le tour de ma mère, le bourreau, roulant autour de son poing la queue de cheveux gris, lui tirait la tête sous le couteau.
Nous étions au premier rang, et vous me teniez la main, et leur sang a rejailli jusque sur nous.
J'ai tout vu et ne me suis pas évanouie, et nous sommes revenus ensuite à pied à la mai- son.
Les hommes ont tranché la tige, et main- tenant Dieu pense à nous et nous retire notre fruit.
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Mon Dieu, vous avez fait attention à cette pauvre chose que nous avions encore ! Que votre volonté soit faite ! Que votre amère volonté, que votre amère volonté...
Nous restons seuls, Georges, vous et moi.
Vous et moi de plus en plus une seule per- sonne et seuls, et la vie comme d'elle-même se retire de nous.
Dans un monde où nous avons cessé d'avoir part et proportion.
coufontaine : Il faut vous séparer de moi et faire votre propre bonheur.
sygne : C'est moi maintenant qui vous tiens la main, comme vous teniez la mienne ce matin de Prairial.
coufontaine : Vous êtes jeune, vous êtes riche et la vie est belle devant vous.
sygne : C'est ce que chantaient les cloches le jour de votre mariage.
coufontaine : Ce n'est pas le chant que j'ai entendu.
sygne : Je connais que vous avez reçu le sacrement, ne croyant pas.
coufontaine : Je ne croyais pas. Je savais tout d'avance.
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Mais j'étais prisonnier comme un qui ne peut pas faire autre.
sygne : La pauvre enfant aussi vous aimait.
coufontaine : J'étais comme le mineur qui sort un moment de ses sapes et qui s'aperçoit qu'on est tout de même au mois d'avril.
De quelle idiote fringale de bonheur j'ai été saisi tout à coup !
sygne : Vous avez eu votre heure.
coufontaine : Je ne l'ai pas eue. Elle ne m'a pas pris pour un autre.
sygne : Qui donc vous tenait séparés ?
coufontaine : Ce sang de mon père sur ma face.
sygne : Et ce sang aussi à vos mains !
coufontaine : Est-ce qu'il vous fait hor- reur, Sygne ?
sygne : Ah, j'en demande pardon à Dieu, il ne me fait pas horreur !
coufontaine : C'est celui pourtant de beaucoup d'innocents.
Souvenez-vous de la rue Saint-Nicaise.
sygne : Ne l'avez-vous pas payé du vôtre ?
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coufontaine : Il est vrai. O ma femme et mes pauvres enfants !
sygne : Moi, je reste encore.
coufontaine : Comme une fille dont le nom un jour va changer.
sygne : Mais le mien m'a été surimposé d'un second baptême.
coufontaine : J'ai participé à ce sacrement avec vous.
sygne : Non indignement cette fois. O Georges, toute notre race en ce jour a été mise sous le pressoir.
coufontaine : O vin sacré issu de ce qua- druple cœur !
sygne : Leur sang a été semé sur le mien.
coufontaine : Le vieux plant ne nous donne plus sa sève.
sygne : Il reste un vin pur ! Le nom en nous est vivant.
coufontaine : O âme qui m'es née toute pareille, ô mon étrange jumeau !
Vous comprenez ces choses.
Comme la terre nous donne son nom, je lui donne mon humanité.
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En elle nous ne sommes pas dépourvus de racines, en moi par la grâce de Dieu elle n'est pas dépourvue de son fruit, qui suis le Sei- gneur.
C'est pourquoi précédé du de, je suis l'homme qui porte son nom par excellence.
Mon fief est mon royaume comme une petite France, la terre en moi et ma ligne devient gentille et noble comme une chose qui ne peut être achetée.
Et comme le miel ou les fleurs ou le vin qu'elle produit sont reconnaissables entre tous,
Ou le gibier que l'on y tire et la viande que l'on y paît,
Ainsi entre beaucoup de plantes précaires l'Arbre-Dormant,
Le grand chêne généalogique qui se dres- sait dans la cour du château,
Et dont les racines comme il apparut le jour qu'il fut arraché, plus liantes que celles de ces figuiers que j'ai vus au Coromandel, et que ces veines d'un sein qui font le lait,
Etaient enfoncées à demi dans le noir béton de la substruction romaine,
A demi au travers de la compacte glaise dans le banc natif de la meulière couleur de fleur de marronnier.
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Et comme le vin de Bouzy n'est pas celui d'Esseaume, c'est ainsi que je suis né Coûfon- taine par fait de la nature à quoi les Droits de l'Homme ne peuvent rien.
Ainsi la nation n'avait pas à se fabriquer elle-même ses chefs et ses lois, défendue contre les rêves.
Mais la nature dans toute la France les lui donnait avec ses autres productions, bons ou mauvais, depuis le roi jusqu'au juge,
Au tournant de chaque vallée, au flanc de chaque coteau, chacun en sa saison refleuris- sant de son pied ou de sa souche,
Comme les fleurs et les fruits en leur variété.
sygne, relevant la tête et regardant avec fermeté : Qu'importe tout cela, Georges ?
coufontaine : Ce qu'il importe ?
sygne : Dieu l'a voulu. C'est bien. Il n'y a pas de notre faute. A quoi bon le bouder et le quereller ?
coufontaine : Dieu lui-même ne peut m'enlever ce qui est à moi.
sygne : Rien n'est à nous, tout est à Lui qui est le seigneur éminent.
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Et il est donc vrai qu'il ne peut rien nous enlever, mais il peut nous relever nous-mêmes De ce poste qu'il nous avait confié.
coufontaine : Que suis-je sans cette place d'où je tiens mon nom ?
sygne : Cela seul à qui rien ne peut plus être enlevé.
coufontaine : Moi du moins, il y a une chose que je ne retire pas quand je l'ai don- née.
sygne : Laquelle, Georges ?
coufontaine, tendant la main : Ma main droite.
sygne, lui donnant la sienne : Ni moi celle que je te donne, mon frère !
coufontaine : Le monde s'est rétréci, mais nous subsistons tous les deux.
sygne, à voix basse : coufontaine adsum.
coufontaine : Tu es ma terre et mon fief, tu es mon parti et mon héritage. Tu es demeurante et véritable.
A la place de cette femme fausse qui est morte et de ses enfants et de la terre.
sygne : Dieu seul est véritable.
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coufontaine, d'un ton ambigu : Cela, nous allons le voir tout à l'heure.
sygne : Ne va point contre Sa volonté.
coufontaine : Que savons-nous d'elle? Quand le seul moyen pour nous de la con- naître est de la contredire.
sygne : Georges, mon frère ! Parole digne de vous !
coufontaine : A tant faire que d'être condamné, Autant s'en assurer pour de vrai. Et toi ne prends point parti contre moi.
sygne : Que prétends-tu faire ?
coufontaine : Forcer Ton Dieu à me répondre clairement, Et qu'il montre enfin s'il est d'un côté ou de l'autre !
sygne : O Georges, quoi de plus clair qu'un voleur et que veux-tu savoir encore ?
Heureux qui a quelque chose à donner, car à celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a.
Heureux qui est dépouillé injustement, car il n'a plus rien à craindre de la justice.
Celui qui n'accepte pas le mal, comment
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recevra-t-il le bien? C'est ainsi que je vous vois retranché de tout, pauvre frère !
Et moi, parce que j'ai tout accepté, voici que tout m'a été rendu.
coufontaine : Ma cause n'est pas de moi- même.
Périsse Coufontaine, si le Roi est restauré avec la France !
sygne : Tant de peines, tant de sacrifices, tant de dangers, tant d'esprit et de combinai- son,
Tant d'argent, tant de sang versé, le vôtre et celui de beaucoup,
Tout cela en vain !
Et moi de mon côté, mon œuvre bien ache- vée et la terre refaite,
Voici qu'elle est nulle entre mes mains !
coufontaine : Il ne sert pas de se désoler.
sygne : Je ne me désole pas, mais je me réjouis !
O mon Dieu, je me réjouis amèrement dans votre grandeur et mon inutilité, et l'extension jusqu'à moi de ces desseins qui passent tout sens !
Je suis veuve et orpheline de tous les miens, et vierge, vous m'ôtez mes enfants, et vous
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vous moquez de moi me posant seule au milieu de ces biens que j'ai conquis.
Que pouvais-je faire cependant et fallait-il me croiser les bras ?
J'étais une femme, voyant ce qu'il y a de plus prochain, tâchant de bien faire à ceux qui me sont les plus proches,
Et je n'ai point d'esprit pour imaginer quelque chose de mieux, mais ce que j'ai connu de bon, j'ai tâché de le refaire et de le réparer.
Tant de peines et de privations, la misère d'abord, la crainte, la solitude, la sévérité sur moi de la vieille Suzanne...
coufontaine : Pauvre Sygneau !
sygne : ... La valeur âprement apprise de chaque pièce, le liard, le sou, l'écu, et le beau double-louis d'or lourd à la fin, les comptes chaque soir mis au net sans tache ni rature,
La valeur de chaque terre étudiée et de chaque coin de chaque terre, le prix du blé et du vin, et de la pierre à bâtir, et du plâtre, et du bois, et de la journée de femme et d'homme,
Tout l'ancien bien appris par cœur, autant que jadis pour notre grand-père il en tenait dans une nuit de bouillotte,
ACTE I, SCENE I 33
Les ventes courues, les journées à cheval ou en carriole, au blanc du soleil ou sous la pluie froide dans mon grand manteau de bergère,
Les longues heures de bataille dans l'étude des notaires, où l'on combat bien couvert et la face riante,
Comme jadis mes ancêtres la visière avalée et l'écu serré sur le corps,
Moi, pauvre fille parmi ces hommes de loi comme Jeanne d'Arc parmi les gens de guerre !
Les visites au préfet, les discussions avec les fermiers et les entrepreneurs,
L'esprit vigilant, l'œil levé, le cœur in- flexible et resserré,
Toute chose enfin reprise et rajustée (à l'exception de notre château détruit), la vais- selle même et les livres à nos armes, chacun racheté pièce à pièce,
Et voici que, tout refait, tout reste mort, comme un cadavre épars dont on rapproche les morceaux !
coufontaine : Tout cela préparait la retraite où je suis caché aujourd'hui, Moi et cette prise que j'ai faite.
sygne : Notre château a été détruit, mais la maison-Dieu est restée debout,
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Le mur a été fondu, le fossé a été comblé, l'Arbre-Dormant a été arraché,
Le puits a été pollué, la tour est tombée d'un seul coup comme un homme qui s'abat sur la face, les entrailles de la maison fami- liale se sont rompues et effondrées.
Et de tout l'œuvre antique, il ne reste qu'un seul pignon et la cave, refuge du renard et du hérisson !
Mais l'antique maison tirée du sol par la foi, le mystique domicile ayant l'hostie pour semence,
Puisque aucun ne l'avait choisie pour sienne, comme Jean reçut Notre-Dame, c'est ici que je me suis retranchée avec Dieu.
Moi faible créature toute seule sous les vastes arceaux, femme, soupir léger à la place du puissant grommellement de ces cent mâles de Dieu chantants !
coufontaine, regardant la croix : Ce n'est point la croix capitulaire.
sygne : Ne la reconnaissez-vous point ?
C'est le crucifix de bronze donné par notre ancêtre, Agénor V, le Ligueur,
Pour remplacer la vieille pierre que les hérétiques avaient jetée bas,
La croix foraine qui était plantée au carre-
ACTE I, SCÈNE I 35
four des deux routes royales de Rheims et de Soissons,
Et de nouveau les Républicains l'ont déra- cinée, sapant tout le calvaire avec d'un seul coup,
La croix et les quatre vieux tilleuls qui l'ombrageaient, unique abri des moissonneurs dans la plaine rase ;
Et ils ont planté ce mince arbre de la Liberté à la place, qu'une seule saison a des- séché comme une trique.
L'homme de bronze a été rompu en mor- ceaux, mais on ne l'a pas fondu en canon et monnayé en gros sous,
Et de tous côtés, j'en ai retrouvé les membres épars, comme on raconte d'Isis et d'Osiris dans Plutarque,
Les jambes rompues comme celles du lar- ron, la poitrine qui servait d'enclume chez le maréchal ferrant.
Les bras que gardaient deux pieuses vieilles filles, et la tête au fond d'un four de boulan- ger ;
Et Suzanne et moi, les pieds nus, marchant toute une nuit,
Nous avons rapporté le chef sacré entre nos bras, récitant nos prières,
Et maintenant le grand bon-dieu noir rongé
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par le soleil et la pluie, le scandaleux sup- plicié,
Le voici entre ces murs caché des hommes avec nous et nous recommençons avec lui comme des exilés
Qui se refont un foyer de deux tisons mis en travers.
coufontaine, les yeux sur la croix : Quel est ce bois dont la croix est faite, où Ton voit des traces de feu ?
sygne : Je l'ai faite des poutres de notre maison.
coufontaine : Le pal est de chêne et la potence de châtaignier.
C'est une essence maintenant qui a disparu de chez nous,
Et cependant les charpentes partout de nos vieilles fermes et la « forêt » de la Cathédrale de Rheims en sont faites.
sygne : Mais ce bois dont la croix est faite ne manquera jamais.
coufontaine : Heureux cet arbre qui porte sur lui le poids d'un Dieu, ou ne fût-ce même qu'un homme.
Voici donc, rentrant chez moi, tout ce que je retrouve de la maison,
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La poutre en croix avec la solive, et cela même vous l'avez pris pour vous, ô fils de l'ouvrier ! et il n'y a pas place pour deux.
Et moi aussi, me voici une croix à la place de mon nom proscrit. Tous mes biens sont tombés de moi comme un manteau, et je me tiens seul dans cet ajustement qui ne peut changer de mon corps et de mon esprit,
Dépouillé, abrégé, inflexible, infructueux !
Mais à ce moment où je rentre au pays, comme l'Enfant prodigue chez le père qui lui a partagé sa substance,
Nul n'est là pour lui tomber sur le cou, père ou mère,
Ni enfant, ni épouse, car tout cela est tombé de moi.
sygne : Mais moi du moins, moi du moins, Georges, je reste !
coufontaine, la regardant : Est-ce que vous voulez m'épouser, ma cousine ?
sygne : O Georges, je suis bien assez à vous sans cela !
coufontaine : Il est vrai. Nous sommes trop semblables ; rien de nouveau ne peut sortir de nous.
sygne : Qui donc continuera la race ?
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coufontaine : Vous êtes jeune, vous êtes riche. Gardez ces biens que vous avez réunis et qui seraient de nul fruit à cet homme retranché.
Quelqu'un viendra.
sygne : Ne vous moquez pas de moi ainsi !
coufontaine : Quelque beau chasseur à la barbe rousse,
Quelque jeune étourdi plein de guerre, et il me prendra par la main cette perfide Judith aux yeux verts,
Sainte Théologie qui dans ce lieu conven- tuel tient toute seule chapitre,
La vierge bien tempérée dont le sourire modeste ne va pas aux coins de la bouche,
Jusqu'à faire trois rides tracées comme avec le crayon le plus fin, ô Sygne qui riez entre ces guillemets !
Et il me prendra pour toujours ma Cousine- aux-bois-de-France, le laurier de Dormant, la « virgo admirabilis » /
sygne : O Georges, je ne pensais pas que vous m'aviez autant regardée !
coufontaine : Il est vrai. Pas plus que Ton ne se regarde ou s'écoute soi-même. Vous n'étiez pas au dehors.
ACTE I, SCÈNE I 39
Que connais-je de vous, Sygne ? sinon cette brave petite main dans la mienne le jour de la Saint- Jean,
Et plus tard votre figure claire et dessinée devant moi comme un plan d'église, bien cal- culé avec la règle et le compas,
Et votre main encore sur mon front les nuits de fièvre, lorsque j'étais blessé, malade et poursuivi,
Ou votre front encore sous la lampe lorsque l'on cachette des dépêches et que l'on compte des rouleaux de louis.
sygne : Je suis celle qui reste et qui est tou- jours là.
coufontaine : Ah ! de la tête aux pieds vous êtes Coufontaine, et l'on peut causer avec vous, et il n'y a pas un trait de vous et manière d'être que je ne comprenne.
Et vous n'avez qu'à tourner la tête, et il y a autant d'images de nous-mêmes en vous que de portraits jadis dans cette galerie du château.
sygne : Je ne porterai donc pas à un autre cela qui est de Coufontaine seul.
coufontaine : Ces choses seules sont à moi qui sont mortes, vaincues et impossibles.
sygne : Mais moi, Georges, je ne suis pas
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morte, je ne suis pas vaincue, et je ne suis pas impossible !
coufontaine : Il y a ceci de différent, que vous avez moins de trente ans et que j'en ai plus de quarante. Nous ne sommes pas du même siècle.
Je suis la souche écimée et sans branches, et je vois dans votre œil brun le vert de la jeune feuille.
Nous ne faisons pas notre ombre du même côté, la vôtre vous entraîne,
La mienne est attachée à mes talons et je ne vois rien de moi devant moi.
sygne : Laisse-moi donc renoncer à l'ave- nir !
Laisse-moi prêter serment comme un nou- veau chevalier ! O mon seigneur ! O mon aîné ! laisse-moi entre tes mains,
Jurer comme une nonne qui fait profes- sion !
O mâle de ma race ! ô reste et principe de mon peuple ! je ne te laisserai point sans attestation.
La terre nous manque, la force nous est soustraite, mais la foi de l'homme à l'homme,
Demeure, l'âme pure qui trouve son chef et qui reconnaît ses couleurs !
ACTE I, SCÈNE I 41
Coûfontaine, je suis à vous ! Prends et fais de moi ce que tu veux.
Soit que je sois une épouse, soit que déjà plus loin que la vie, là où le corps ne sert plus,
Nos âmes l'une à l'autre se soudent sans aucun alliage !
coufontaine : Sygne retrouvée la dernière, ne me trompez pas comme le reste. Y aura-t-il donc à la fin pour moi
Quelque chose à moi de solide hors de ma propre volonté ?
Car depuis que j'ai quitté cette terre, enfant encore, je n'ai plus que la mer sous les pieds,
La mer de l'eau marine et celle qui est faite d'hommes, et cette chose fausse entre mes bras comme un élément. Tout a passé.
Monsieur d'Ajac, qui était novice avec moi sur le « Saint-Esprit », — (comme nous cau- sions dans la nuit noire du poste tandis que nos hamacs se heurtaient dans le ressac !),
Je l'ai vu couper en deux sous mes yeux par un boulet.
Et puis, ce qu'il y avait de plus saint pour moi, ce fut leur tour, mon père et ma mère avec les vôtres, Sygne.
42 l'otage
Je les ai vu tuer comme des animaux, j'ai reçu leur sang sur la face, qui leur sortait du corps et j'en ai respiré la vapeur.
Le Roi qui était mon roi, le droit qui était mon droit,
Cette femme qui était mon droit, ces enfants qui étaient les miens, le nom même que je porte et la terre avec le fief,
Tout cela m'a menti, tout cela a fui, et la place même où ces choses étaient n'est plus.
Et je mène cette vie de bête traquée, sans une cache qui soit sûre, embusqué toujours ou blotti, dangereux et poursuivi, menaçant et menacé.
Et je me souviens de ce que disent les moines indiens, que toute cette vie mauvaise
Est une vaine apparence, et qu'elle ne reste avec nous que parce que nous bougeons avec elle,
Et qu'il nous suffirait seulement de nous asseoir et de demeurer
Pour qu'elle passe de nous.
Mais ce sont des tentations viles ; moi du moins dans cette chute de tout
Je reste le même, l'honneur et le devoir le même.
Mais toi, Sygne, songe à ce que tu dis. Ne
ACTE I, SCÈNE I 43
va pas faillir comme le reste, à cette heure où je touche à ma fin.
Ne me trompe point qui ai vraiment faim et soif de ton cœur hors de moi, de la loyauté dans ton cœur hors de moi,
Et non pas d'une chose qui soit sûre, mais d'une qui soit infaillible.
sygne : Dieu seul est infaillible.
coufontaine : Encore Dieu ! Laisse-le où il est. De lui plus tard,
Plus tard de lui aussi nous allons savoir ce qu'il en va.
Car s'il tient tant à rester caché qu'il ne nous laisse point d'otage.
sygne : Je ne comprends point vos paroles.
Faible bruit d'une sonnette qui tinte.
coufontaine : Eh ?
sygne : C'est M. le curé qui est venu dire la messe comme il l'a promis.
coufontaine : Vous avez eu tort de le mêler à nos affaires.
sygne : Que Dieu qu'il offre en ce moment sur l'autel entende nos paroles !
Lui qui se donne dans l'azyme et ne sait pas se reprendre.
44 l'otage
A nous aussi il a donné ce sacrement de se donner et de ne pas se reprendre.
Accepte, reprends avec toi tout ce qui est ta race et ton nom,
Et qu'à Coûfontaine du moins Coûfontaine ne fasse pas défaut.
coûfontaine : J'accepte, Sygne, sois ajou- tée à l'enjeu de cette partie que je joue.
O femme, la dernière de ma race, engage- toi donc comme tu le veux et reçois de ton seigneur la foi suivant la forme antique.
Coûfontaine, reçois mon gant !
// lui donne son gant.
sygne : Je l'accepte, Georges, et tu ne me le reprendras plus.
Pause.
coûfontaine, levant le doigt : Tout va être décidé. Il se pèse avec le monde entier notre sort.
La violence arrive à sa dissipation et la masse avec l'homme de la terre
Retrouve son poids et son moment.
sygne : Je ne sais rien de la politique. On m'a dit que le Pape n'est plus à Rome.
coûfontaine : Et savez-vous où il est ?
ACTE I, SCÈNE I 45
sygne : Je ne sais.
coufontaine : Ici, sous ce toit même et derrière ce mur.
Geste d'émotion.
César est d'un côté, mais j'ai pris l'homme de Dieu pour nous.
— Maintenant laissez-nous, car nous avons à parler.
Elle sort.
SCENE II
Un serviteur a ouvert les volets et la pièce tout entière apparaît. Le petit jour.
Il fait grand vent et il pleut à verse. La pluie flaquée avec violence ruisselle sur les carreaux. De grands arbres dont les bran- ches touchent presque les fenêtres assom- brissent la pièce. On entend par intervalles le cri âpre d'une girouette rouillée. Un chien au poil hérissé est couché devant la porte d'entrée.
Soudain un panneau de la bibliothèque s'écarte, découvrant pendant un moment l'ou- verture d'une porte secrète. On aperçoit dans le fond la flamme d'un cierge et le coin d'un autel couvert de sa nappe avec le Missel. Entre un vieillard en soutane noire, la tête coiffée d'une calotte blanche.
ACTE I, SCÈNE II 47
le pape pie : Mon fils, que la paix soit avec vous. C'est moi.
COUFONTAINE, qui était debout, pen- sif à l'une des fenêtres, se retourne vivement et s'agenouille devant le vieillard qui lui donne sa main à bai- ser.
coufontaine, relevé : Saint-Père, mangez et buvez, car la route a été longue et rude jusqu'ici, et votre repos court jusqu'à cette messe matinale.
le pape pie : Quel est ce pain que vous voulez me donner à manger ?
coufontaine : Un pain de loyale farine. Une maison chrétienne vous abrite.
le pape pie : J'ai reconnu un bien ecclé- siastique.
coufontaine : C'est ici l'abbaye des Cister- ciens de Coufontaine, que mes pères ont fon- dée et nourrie.
Ma cousine
Sygne l'a achetée sous dispense, le château étant brûlé,
Dormant brûlé, pour la dérober à la des- truction, la gardant aux maîtres légitimes.
48 l'otage
le pape pie : Elle est cette pieuse jeune femme que j'ai communiée cette nuit ?
coufontaine : Et je suis le Vicomte Ulysse Agénor Georges de Coufontaine et Dormant, lieutenant du roi Louis en France pour Cham- pagne et Lorraine.
le pape pie : Quel est cet acte violent? Pourquoi m'avez-vous enlevé de ma prison ?
coufontaine, tirant un papier de sa poche : Ordre signé de l'Empereur. C'est moi qui me suis chargé de l'exécuter,
Le porteur se trouvant empêché.
La chose a été faite comme il faut. Moscou est loin. Eh, qui n'honorerait une telle signa- ture?
Une vraie traite en blanc sur tout l'Empire. Ils m'ont tous obéi comme à un ange du ciel.
// tend le papier au Pape qui le lit en silence et le lui rend.
Ainsi à moi tout seul j'ai tiré Pierre de sa prison.
le pape pie : Je vous remercie, mon fils. coufontaine : Vous êtes ici en sûreté. Qui
ACTE I, SCÈNE II 49
viendrait vous chercher dans ce coin de la Marne ?
C'est ici une vieille demeure secrète à l'écart,
Avec des sorties secrètes par les bois sur trois routes et deux vallées,
Pleine de caches et d'issues.
Je m'en suis servi bien des fois dans cette guerre que je fais.
le pape pie : Et c'est de vous maintenant que Nous sommes le prisonnier ?
coufontaine : Il est vrai. Mon père, vous êtes le prisonnier de votre fils.
Et je vous dirai comme Jacob quand il tenait l'ange si ferme :
Je ne vous lâcherai point que vous ne m'ayez béni.
le pape pie : Pauvre enfant ! vous voyez que Nous sommes capture difficile.
coufontaine : C'est Dieu même qui vous donne au Roi de France.
le pape pie, se tournant gravement vers le crucifix : Ave, Domine Jesu.
50 l'otage
coufontaine : C'est Notre-Seigneur-de- devant-Rheims, et le Roi lui ôtait son chapeau quand il allait se faire sacrer.
le pape pie : Quelles nouvelles de toute la terre ?
Car aucun bruit ne pénétrait jusqu'à Nous dans notre prison.
coufontaine : L'Usurpateur est à Moscou.
Il n'y a aucun bruit sur la terre que le pas des armées sur les routes et le roulement des roues qui roulent vers l'Orient.
Là-bas on dit qu'il y a eu je ne sais quoi,
Des villes de bois qui brûlent, une victoire vaguement gagnée. L'Europe est vide et per- sonne ne parle sur toute la terre.
Il n'y a que l'attente du monde comme un homme surmonté et surchargé.
le pape pie : Et c'est de Moscou que l'Em- pereur a trouvé le temps de penser à Nous, vieillard ?
coufontaine : Vous êtes le refus de Dieu dans le silence de tous les hommes.
le pape pie : Quel est ce fort de Joux dont parle votre lettre ?
ACTE I, SCÈNE II 51
coufontaine : Une casemate dans la neige d'où l'on ne ressort pas.
le pape pie : Il a plu à Dieu de Nous reti- rer de la main ennemie.
coufontaine : Ensuite Quelque conclave réuni au milieu des baïonnettes. Quelque cardinal Fesch ou Maury Fait pape, comme il a fait rois ses frères, Aumônier du Grand Empereur.
LE pape pie, levant le doigt : Il y avait sur les routes de Judée des possédés qui, dès qu'ils voyaient Notre-Seigneur, se jetaient devant lui en pleurant et en criant.
Et tout en le poursuivant avec des injures et des pierres, ils ne cessaient de répéter : Jésus de Nazareth, pourquoi nous persé- cutes-tu ?
Ainsi pendant tous les siècles les hommes impies avec le Vicaire du Christ.
Il n'y a plus de paix pour les hommes depuis qu'il est apparu entre eux comme une personne dénuée.
Ils arrangent entre eux de petits pactes pour un jour qu'ils appellent lois, sociétés, constitutions, états, royaumes.
52 l'otage
Selon la puissance qui leur est donnée pour un jour et qui est bonne et bénie en elle- même.
Et ils pensent qu'ils ont arrêté la marche du monde, réglant toute chose pour toujours avec leur volonté particulière,
Et parce qu'ils ne savent là dedans quelle part au juste Lui faire, il arrive qu'ils se mettent en colère contre Dieu
Qui ne veut point part.
// se tourne gravement vers le Christ.
Il est nu sans aucune chose qui lui appar- tienne.
Silence.
Et ils voudraient L'arrêter et L'emprison- ner, avec des règles et des barrières, des liber- tés et des concordats
Et Notre devoir est de Nous prêter à leur fantaisie, comme un pêcheur sur la mer qui s'arrange du temps qu'il fait, n'en ayant point le choix.
Pour le bien des âmes, jusques au point permis.
— Et pour cet Empereur d'aujourd'hui, il est comme un enfant gâté que l'on contrarie.
Il fait le maître et il ne sait pas qu'il est
ACTE I, SCÈNE II 53
un de mes pauvres enfants comme tous les autres.
Vainqueur des hommes, comme il dit, voyez-le aujourd'hui qui veut fixer et con- traindre Dieu et le mettre de son parti, pre- nant son vicaire comme otage.
Ne comprenant point pourquoi il a plu au Tout-Puissant de se faire représenter par ce qu'il y a au monde de plus faible,
Ce Vieillard que l'on nourrit d'un peu de miel et de poisson, ce pauvre sot prêtre qui ne sait rien que son catéchisme,
Et parce qu'il ne sait quoi Nous donner, le voilà qui Nous prend même ce que Nous avons,
Les biens de Notre charge, la vigne de Naboth, le patrimoine de Pierre, l'anneau même du Pêcheur à Notre doigt,
En sorte que Notre-Seigneur est de nou- veau sur la terre sans lieu comme aux jours de Galilée, et dans sa propre maison comme un captif et comme une personne tolérée ;
Et Notre vie : comme si celui-là vivait qui est enseveli avec le Christ.
Violent coup de vent qui ébranle la maison. Sifflements et beuglements. Une nappe d'eau ruisselle sur les
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quatre croisées. Le pape frissonne et s'enveloppe plus étroitement dans son manteau, regardant avec effroi autour de lui.
coufontaine : Ce n'est pas le soleil de Tivoli et la brise des monts Sabins.
le pape pie : Une farouche demeure pour cette jeune femme seule qui l'habite.
coufontaine : Elle a un toit sur sa tête et ce pays est le sien.
Je ne vois pas ce qu'elle peut demander davantage.
Plût au ciel seulement que je fusse toujours sec la nuit et que j'eusse toujours la bonne terre de mon pays à mes bottes !
— C'est ici notre grande averse de sep- tembre qui balaye la moisson et qui amollit la terre pour le labourage.
Nouveau coup de vent.
LE pape pie, à demi-voix : Priez pour que votre fuite ne soit pas en hiver ou par un jour de sabbat.
coufontaine, rêvant : Cela me rappelle l'ancien temps, la grosse mousson de Pondi-
ACTE I, SCÈNE II 55
chéry qui nous débarrassait des frégates anglaises.
le pape pie : Où sont les anciens maîtres de cette demeure ?
coufontaine : Ils ne l'ont point quittée, ils n'ont point violé la clôture.
Ils sont rangés côte à côte en bon ordre, les pieds joints, dans le jardin conventuel, les six prêtres, les huit novices et les douze convers.
L'abbé au milieu avec le prieur à sa droite et tous les autres suivant le temps de leur profession.
Par les soins de mon frère de lait et de leur ancien novice qui conduisit leur exécution,
L'an de grâce mil sept cent quatre-vingt- treize,
Toussaint Turelure, fils du bûcheron et sorcier Turelure, aujourd'hui baron de l'Em- pire et préfet de la Marne,
Dans le domaine de qui j'ai conduit Votre Sainteté.
le pape pie : Nous irons prier sur les restes de ces martyrs.
Le chien dresse la tête et se lève tout droit contre Vune des fenêtres.
56 l'otage
coufontaine : Tout beau, tout beau, Sylla !
Qu'y a-t-il, ci-devant chien ? C'est le nom de mon frère Toussaint qui te fait ainsi mon- trer les dents en silence ?
Qui nous viendrait ici par une telle tem- pête?
// écoute. Le chien retombe sur ses pattes.
coufontaine, montrant la table servie : Mangez, Saint-Père.
Le pape se met à table, coufon- taine se tient debout respectueuse- ment à son côté, le servant. Le chien est allé se recoucher dans un coin.
coufontaine : La bête est d'humeur sombre et il ne faut pas jouer avec elle.
C'est moi qui lui ai appris à ne pas parler.
Nous avons passé ensemble bien des heures, bien des jours et bien des temps sans jour (la montre même éteinte à cause de son bruit),
Tapis dans quelque recoin précaire, dans quelque noire piécette,
Moi n'ayant avec moi que ce corps de bête, cette pauvre fidélité obscure,
ACTE I, SCÈNE II 57
Devenant un peu chien, comme lui un peu aristocrate.
Pause.
Nous savons ce que c'est que le danger continuel.
// rêve.
C'est là que j'ai bien compris les ancêtres, les seigneurs épars de nos fères et de nos villes mérovingiennes,
Ils vivaient de la maigre nouaille vermi- neuse, ravagée de lapins et de sangliers, du carré de terre noire et pleine de chicots que l'on semait, toute chaude encore comme une galette du feu qui l'avait défrichée.
Comme le poisson de proie dans un trou d'eau, comme l'araignée dans sa toile gluante.
Ils passaient la nuit et le jour à écouter, sensibles à l'homme et au gibier, embusqués sous la fraîche verdure tremblante mélangée de brume,
Qui leur communiquait les odeurs et les bruits ainsi qu'une eau subtile.
le pape, ayant fini de manger, se lève et fait le signe de la croix : Deo gratias ! Je vous remercie, mon fils, pour ce repas.
coufontaine : Rude accueil pour le plus grand roi de la terre !
58 l'otage
Du moins, vous êtes loin ici de M. le Comte de Chabrol, et du noble Borghèse, et du chré- tien Portalis.
Votre Sainteté est en paix pour ces quelques jours.
le pape pie : Où voulez-vous me mener ?
coufontaine : En Angleterre où est le Roi de France.
le pape pie : Mon enfant, ne Nous faites pas ce tort de remettre le Pape aux mains des hérétiques.
coufontaine : C'est pour eux que vous êtes ici, refusant de leur être fermé.
le pape pie : Il est vrai. Comment donc me laisserais-j e interdire de mes propres enfants ?
coufontaine : La prison ne vous en sépare- t-elle pas ?
le pape pie : Où est la croix, là ne cesse pas l'Eglise.
coufontaine : Venez et soyez libre.
le pape pie : Je ne veux pas être libre entre les morts.
ACTE I, SCÈNE II 59
coufontaine : Où vous conduire où César ne soit pas ?
le pape pie : Où est Pierre sur les os de qui je suis Pierre à mon tour.
coufontaine : A Rome, dites-vous ? Votre place y est prise par un préfet.
le pape pie : Sur la terre, mais non pas au-dessous où j'attends. Que les Catacombes de nouveau reçoivent le salut de tous les hommes !
Trois siècles a duré l'attente de l'Eglise. Et moi, ne puis-je attendre trois jours avec le Christ ?
coufontaine : Laissez Rome et retrouvez l'univers.
le pape pie : Où est le fondement là est Pierre.
coufontaine : Pierre dans sa vieillesse eut les mains liées et fut conduit où il ne voulait pas aller.
le pape pie : Mon enfant, voici Nos mains et béni soit celui qui vient au nom du Sei- gneur !
coufontaine : Pourquoi ne vouloir obéir qu'à la force, lorsque l'amour vous appelle ?
60 l'otage
le pape pie : L'autre volonté me retient de cette Eglise dont je suis l'époux indis- soluble.
coufontaine : La pierrre du monde ne ser- vira-t-elle qu'à confirmer César ?
le pape pie : Elle est celle-là aussi contre qui s'est brisé le pied de l'idole hétérogène.
coufontaine : Saint-Père, êtes-vous avec nous ou contre nous ?
le pape pie : Question que j'ai entendue souvent à Savone.
coufontaine : Mais nous sommes les fils demeurés fidèles et quel loyer avons-nous de notre obéissance ?
le pape pie : O fils aîné, que vous donner ? car l'Enfant prodigue Nous a tout pris.
coufontaine : Certes, vieillard, il fallait que votre vue fût basse à cause du grand âge
Quand vous avez béni le bouc au lieu de l'ouaille.
le pape pie : Ne pouvais-je oindre un tel front
Quand Jésus même a baisé les pieds de Judas ?
ACTE I, SCÈNE II 61
coufontaine : Saint-Père, laissez-moi vous parler, expliquons-nous,
Puisque vous êtes ici et que je vous tiens avec moi, vicaire de Dieu,
Car j'en ai gros à vous dire, comme un jeune homme qui parle à son père confesseur, une fois par an.
Et d'ailleurs n'êtes-vous pas à nous tous ? et une seule brebis est autant pour vous que toutes les autres ensemble.
Et dire que je me confesse tous les jours, non : la vie que je mène n'est pas celle d'une nonnette ! Quand le Roi sera revenu, nous mettrons notre chemise blanche.
— Pourquoi nous scandalisez-vous comme Dieu?
Il abaisse les bons et il élève les méchants. Ça, ce sont ses voies et il n'y a rien à Lui dire.
Mais vous, vous êtes un homme. Capable de parler, n'avez-vous pas à nous répondre ? Ou qui interrogerons-nous ?
Ce qui est bien et mal pour nous ne l'est-il pas pour le Pape? et le succès fait-il une différence ?
Est-il bien qu'un homme prenne ce qui n'est pas à lui ?
Et ce brigand qui vous a pris Rome, n'avait-il pas pris la France à son roi ?
62 l'otage
le pape pie : Le monde peut se passer d'un roi, mais non point du Pape.
coufontaine : Peut-il se passer du droit ? et le droit pour un homme est-il de ce qu'il a ou de ce qu'il n'a pas ?
le pape pie : L'homme n'a rien qu'il n'ait de Dieu seul.
coufontaine : Combien donc son avoir n'est-il pas sacré? Etre et avoir, ce sont les deux premiers verbes dont tous les autres sont faits.
La chose que l'on a est appelée le bien.
L'homme n'a rien qu'il n'ait de Dieu seul et dont il ne dispose entièrement.
Selon le mode du donateur, Dieu n'ayant fait aucune chose
Sans un homme pour l'achever et la con- server, en sorte que pour elle
Ce n'est pas être de ne pas être à lui.
Et qui ne sait point. conserver son bien, je le veux qu'un autre le lui prenne.
Comme Louis occupe le siège de Charles et de Clovis : de quoi je n'ai point grief.
le pape pie : Et comme cet homme nou- veau s'est assis à la place vacante.
ACTE I, SCÈNE II 63
coufontaine : Non point assis, mais vous le voyez inquiet et debout !
Saint-Père, ce n'est point contre un homme que je viens vous demander la foudre,
Mais contre tout ce droit nouveau, car le droit pour l'homme est-il de ce qu'il a ou de ce qu'il n'a pas ?
Vous avez entendu cette doctrine avec hor- reur.
Que tout chacun tient le même droit pareil- lement de propre nature,
En sorte que celui des autres est un tort qui lui est fait.
Ainsi il n'y a plus rien à donner. Voici qu'il n'y a plus rien de gratuit entre les hommes.
Est-ce que cela est approuvé par Dieu ?
le pape pie : C'est pour me poser des questions, pauvre vieillard, que vous vous êtes jeté sur moi comme un aigle ?
coufontaine : Répondez qui avez autorité, car il est peine de faire son devoir dans la nuit.
le pape pie : Le devoir est des choses pro- chaines sur lesquelles il n'y a point doute.
coufontaine : Qu'y a-t-il de plus pro-
64 l'otage
chain de moi dans la nuit que ma propre pensée ?
Un homme pourchassé qui pense seul toute une nuit dans un fossé,
Toute une nuit de pensées sous la pluie, cela fait un noir café !
le pape pie : Il faut dire son chapelet quand on ne dort pas et ne pas ajouter la nuit
Au jour à qui sa propre malice suffit.
coufontaine : J'ai un chapelet dans mon cœur à dire quand je ne dors pas, grain par grain,
Les têtes coupées de mon père et de ma mère et de tous les miens.
Nous survivons seuls, Sygne et moi.
le pape pie : Quelle est donc votre nuit où vous avez de telles lumières brillantes ?
coufontaine : Elles nous montrent le terme et non pas le chemin.
le pape pie : Ne vous mettez pas en peine de beaucoup de choses quand une seule suffît,
Considérant ces beaux lys du ciel qui ne travaillent ni ne filent.
ACTE I, SCÈNE II 65
coufontaine : Ceux de la terre sont-ils fanés pour toujours ?
le pape pie : La terre le sait qui garde le caïeu.
coufontaine : Mais moi, tant que je suis vivant, il me faut bien que je travaille et file mon fil,
Et voici que je n'ai plus ma terre avec moi et le monde de qui je suis m'a été retiré,
Où la mission des miens m'avait été conti- nuée qui est de servir en commandant.
Je regarde autour de moi et il n'y a plus de société entre les hommes,
Mais seulement la « loi », comme ils disent, et le texte imprimé à la machine, la volonté inanimée, idole stupide.
Où est le droit il n'y a plus d'affection.
Et la loi de Dieu était dure dont nous avons été libérés par Jésus-Christ. Que sera-ce de la loi des hommes ?
Quelle société, où chacun croit qu'elle est aux dépens de sa propre charte ? et la force ne peut remplacer le sacrifice.
Comme vous le voyez avec cet homme qui dès qu'il a pris une chose est obligé de prendre tout le reste,
66 l'otage
Et de reconquérir le monde à chaque ins- tant pour assurer un seul pas.
le pape pie : Nous n'avons pas ici une habitation permanente.
coufontaine : N'avons-nous pas le devoir cependant de chercher et de maintenir en toute chose le mieux ?
N'est-il pas écrit que tout pouvoir vient de Dieu ? Il ne vient donc pas des hommes.
Je ne le compare pas à une épée, mais à un baume dont le chef est oint et dont tout le corps est persuadé.
C'est pourquoi nos rois étaient consacrés sur la France comme des évêques,
Sacrés au front avec le chrême des évêques, communiant sous les deux espèces,
Oints d'une onction toute propre sur les épaules et au pli des bras,
Ordonnés pour le commandement qui est de force dans la suavité.
L'ampoule sainte n'a-t-elle plus en elle de confirmation ?
le pape pie : Vous le savez qui avez vu ce saint roi mourir.
coufontaine : La vertu d'un roi n'est pas de mourir.
ACTE I, SCÈNE II 67
le pape pie : Mais un saint est plus aux yeux de Dieu que beaucoup de rois et de royaumes.
coufontaine : N'est-ce point une des prières du Pater chaque jour que le règne arrive ?
le pape pie : C'est donc qu'il n'est pas arrivé.
coufontaine : Toutes choses n'arrivent- elles pas pour nous en figure ?
le pape pie : La figure de ce monde passe.
coufontaine : Mais celle de Dieu passera- t-elle?
le pape pie : Elle ne passe point tant que la croix subsiste.
coufontaine : Père Père ! Les temps de la foi sont finis, Foi en Dieu, foi du vassal en son lige, Le Roi image de Dieu à qui seul obéissance est donnée à Lui seul due.
Maintenant recommence la servitude de l'homme à l'homme de par la force plus grande et la loi,
Ainsi qu'au temps de Tibère, et ils ap- pellent cela liberté.
68 l'otage
le pape pie : L'image de Dieu qui s'est retirée à Dieu,
Et de qui Dieu se retire, elle n'est plus qu'un simulacre païen.
coufontaine : Tout de même un roi, c'est un homme, mais la pure idole, c'est l'idée,
Le tyran solidifié pour toujours, la chose faite et qui n'est jamais née.
Ces gens de loi qui pensent que tout se règle par un contrat !
le pape pie, à demi-voix : Reprenant cet ancien chirographe qui avait été attaché à la croix.
coufontaine : Que dites-vous ? Je ne vous entends pas.
le pape pie : Et Nous, Nous vous voyons à peine. Il fait sombre dans cette bibliothèque. Nous sommes vieux, mon fils, et Notre vue est basse.
Pour vous, vous êtes un jeune homme, et vous êtes libre, n'ayant point femme ni enfants,
Habitué au libre horizon, ce que l'œil voit, le pied vous y porte hardiment,
Mais, Nous, prêtre suprême, qui portons tous les peuples sur Notre cœur jour et
ACTE I, SCÈNE II 69
nuit comme les pierres de l'ancien pectoral,
Le pas plus prompt ne Nous est pas per- mis.
Ce n'est pas la lumière de l'esprit qui Nous guide, mais celle de la conscience,
Faible feu, patiente lueur,
Qui ne Nous montre point le convenable, mais le nécessaire, et non point le futur mais l'immédiat.
coufontaine : Venez avec moi. Videz le monde de votre présence.
Rendez à César pour un temps ce lâche monde qui accepte le coin de César.
le pape pie : Je ne puis m'excommunier de l'univers.
coufontaine : Déliez-nous de notre capti- vité.
le pape pie : Je ne puis que vous absoudre.
coufontaine : Tout pouvoir ne vous a-t-il pas été remis de lier et de délier ?
le pape pie : Pierre lui-même ne put se délier, et il est éminemment appelé ès-liens.
coufontaine : Est-ce cette lumière en vous qui dit Non ?
70 l'otage
le pape pie : Où est Pierre, je suis. Il n'est pas du Pape d'errer.
coufontaine : Mais à Rome, vous retrou- verez la main-forte.
le pape pie : La force seule m'absout de la nécessité.
coufontaine : Me faut-il donc l'employer moi-même ?
le pape pie : Il est écrit : Tu honoreras ton père et ta mère.
coufontaine : Ou, seulement, me retire- rai-je ?
Le Pape se tait. Bruit de la pluie.
Il rêve :
L'eau tombe,
Effaçant avec la même patience
L'année qu'elle a mise à la mener à son point,
Préparant la terre comme une sépulture, l'immense ensevelissement des graines.
Et pour nous, quoi que nous fassions, la chose qui doit être s'en arrange.
Tout haut :
Saint-Père, comprenez que c'est de votre cause surtout qu'il s'agit.
ACTE I, SCÈNE II 71
Pour nous autres, ce que je viens de faire suffit :
La violence que l'on vous a faite a été manifestée et notre bonne volonté propre :
Que vous soyez présentement sauvé ou repris,
Il y a avantage des deux parts.
Le Pape se tait, comme n'entendant pas.
M'entendez-vous, Saint-Père ?
le pape pie : Ne disiez-vous pas que vous Nous laisseriez ici ces quelques jours ?
coufontaine : Mais combien, je ne sais au juste. Il me faut penser et voir.
le pape pie : Laissez à Dieu le temps de nous donner conseil, à tous deux.
coufontaine : Votre Sainteté est bien lasse !
le pape pie : Lassitude du corps, lassitude de l'âme plus grande ! Laissez-Nous ces quelques jours de repos, mon fils.
Il est dur pour un pauvre moine de préfé- rer sa propre volonté.
Non meam, Domine. Non pas la mienne,
72 l'otage
Non pas la mienne, Seigneur, mais la Vôtre. // parle lentement, comme distrait et absorbé.
Ut quid persequimini me sicut Deus, vos saltem amici mei ?
Pourquoi me persécutez-vous, mes frères évêques ?
Cardinaux, conseillers du Vicaire de Dieu, est-ce pour cela que je vous ai ouvert la bouche ?
Vous voyez qu'il n'est pas en Notre pou- voir de faire autrement.
Silence. Le Pape peu à peu penche la tête sur sa poitrine et s'assoupit.
coufontaine, se tournant vers le crucifix : Seigneur Dieu, si toutefois Vous existez, comme ma sœur Sygne en est sûre, je Vous apporte cet innocent qui s'endort entre Vos bras.
Il ne s'agit plus de rester caché ; c'est de Vous qu'il s'agit, je vous ai forcé à paraître.
Le Corse n'a plus cet otage entre les mains. J'ai rétabli les plateaux de la balance. Décidez donc dans Votre liberté.
Tout est bien tiré au clair,
Tout va se passer en spectacle aux hommes et aux anges.
ACTE I, SCÈNE II 73
Moi, quoi que Vous fassiez, j'ai pris mes sûretés
Puisque l'on repousse ma main, je la retire.
Si le vieillard s'échappe, c'est moi qui l'ai sauvé.
Et si l'ogre le reprend, le scandale est main- tenant public, qu'il s'attache cette meule au cou.
// sort.
ACTE DEUXIEME
SCENE I
Même décor qu'au premier acte. L'après- midi du même jour. Le soleil entre gaiement dans la pièce.
sygne, turelure. C'est un grand homme légèrement boiteux ; le nez étroit et très bus- qué se dégageant du front sans aucun ren- trant, un peu à la manière des béliers.
Le café est servi sur une petite table.
le baron turelure : Ce bon café n'a pas poussé sur un chêne et voilà un coquin de sucre qui est trop blanc pour ne pas venir de chez les nègres.
sygne : Excusez-moi. Vous m'avez prise au dépourvu. Je n'ai pas eu le temps de me pro- curer de la mélasse et de la chicorée.
le baron turelure, buvant son café ;Vous êtes excusée !
78 l'otage
Pensivement, faisant chauffer un petit verre d'eau-de-vie dans le creux d'une large main. Il flaire de temps en temps Veau-de-vie et ne la boit pas. Il ne prendra qu'une seule gorgée de café.
Heureux terme d'un repas excellent.
Que me parlez-vous d'une réception impro- visée ? Peste !
Quel ordinaire, en ce pays perdu !
Ma mère a laissé d'honorables élèves à vos fourneaux.
Pauvre femme ! Il y avait longtemps que je n'avais goûté de sa cuisine.
sygne : Ma chère Suzanne !
le baron turelure : Vous m'excuserez de ne pas m'attendrir ?
Toute la haine qu'elle avait pour son mari, la sainte femme l'avait reportée sur moi.
Général, préfet, baron, ah mon Dieu, cela ne l'éblouissait guère !
Cette fille d'un garde-chasse épousant un braconnier, le premier feu jeté, cela devait mal finir.
Le moment venu, nous avons pris parti chacun de notre côté.
ACTE II, SCÈNE I 79
Et me voilà, gardant à la fois l'amour de l'ordre et l'instinct de la précaution,
II aspire Vair légèrement.
Avec le nez du chien de chasse qui recon- naît son gibier.
sygne : Monsieur le Préfet, c'est donc en partie de police que vous êtes venu chez moi aujourd'hui ?
le baron turelure : Quelle horreur ! Est-ce qu'on entend rien de fâcheux de Coû- fontaine ?
Tout est calme dans nos bois comme au temps des moines.
Pas de diligences culbutées, pas d'histoires de réfractaires. On dirait que votre présence est une protection pour le pays.
Il clôt un œil.
Evidemment cette tournée n'est qu'un pré- texte. On ne peut rien vous cacher.
Mais ce que j'ai à vous dire est diablement pointilleux. Laissez-moi le temps d'amener cela. Comment dire? C'est une espèce de conseil, quoi, que je viens vous demander.
Et je revois toujours avec sensibilité ces lieux où j'ai passé mes jeunes ans.
sygne : Monsieur le Préfet,
80 l'otage
Je ne vous retrouve pas en moinillon, les mains dans les manches et la tête dans le capuchon.
le baron turelure : C'est un habit commode.
Je me vois encore une nuit récitant matines avec un grand diable de lièvre que je venais de prendre au collet accroché tout chaud sous mon scapulaire.
Cela me changeait du maigre claustral.
Quelles bonnes chasses j'ai faites la nuit dans tous ces bois à l'affût avec mon vieux mousqueton ! On ne me fera pas la barbe, j'en connais tous les passages.
Oui. Le maître des novices était vieux et j'avais une voix de trompette et bonne grâce au lutrin.
Pourtant j'ai fait ma coulpe ici même plus d'une fois aux pieds du père abbé.
sygne : Suzanne ne me parlait jamais de vous.
LE baron turelure : C'était son idée que je fusse moine. Il paraît que j'avais je ne sais quoi à réparer.
Mon père l'épouvantait avec ses manières de vieux loup blanc, de « bête fausse » comme
ACTE II, SCÈNE I 81
disent les gens, et sa façon de guérir les entorses en faisant une croix dessus avec le pouce du pied gauche
Monsieur Badilon doit se souvenir de lui. Les curés en ce temps-là
Ne disaient jamais la messe sans passer la main sur la nappe pour s'assurer qu'on n'avait pas mis dessous quelque grimoire.
J'ai eu plaisir à le rencontrer tout à l'heure. C'est un bon compère et une bonne bouteille à l'occasion ne lui fait pas peur.
Je sais que vous le voyez souvent. Et pour- tant c'est un bout de chemin de la cure jus- qu'ici.
— Rien n'a changé, vous avez remis tout en place, tous ces vieux livres eux-mêmes. Il n'y a que ce Christ qui n'est pas beau.
— Vous avez fait une bonne acquisition au prix que l'on m'a dit.
Hé, hé ! Les biens nationaux ont du bon.
sygne, avec intention : C'est à vous que je dois celui-ci.
le baron turelure : Je comprends ce que vous voulez dire.
Et je sais tout ce qu'on a raconté sur moi, mais c'est faux.
Ce qui est vrai est bien assez. Je les ai fait
6
82 l'otage
tuer par amour de la patrie dans le pur enthousiasme de mon cœur !
J'étais jeune alors et innocent et solide sur mes deux jambes.
Il faut comprendre pour juger. Ah, c'était du sang que j'avais dans les veines et du sec !
Pas ce pâle jus de citrouille, mais de l'eau- de-vie bouillante telle qu'elle sort de l'alam- bic et de la poudre à canon,
Plein de colère, plein d'idées, et le cœur sec comme une pierre à fusil !
Puis ce biscaïen qui m'a cassé la patte m'a fait comprendre bien des choses.
Ces bons religieux ! Ma foi, je ne leur en veux pas, et les voilà grâce à moi qui entrent dans la gloire et le calendrier.
Ni plus ni moins que saint Eloi et saint Stapin qui guérit le mal au ventre, dont on voit les images au mur chez le maréchal et le sabotier,
Eclairés tout à coup par la flamme qui jaillit sous le soufflet, par le feu d'une pipe qu'on allume avec un brin de fagot.
Cela vaut mieux que de faire bêtement son salut en mangeant des épinards à l'huile de noix ! (Quelle saleté !)
— Et je vois encore notre précenteur quand il montait au lutrin,
ACTE ÎI, SCÈNE I 83
Le sceptre au poing, ruisselant d'or, pareil au Dieu Apollon, et marchant dans sa majesté
Et moi j'aurai ma place dans la légende comme le préfet Olibrius.
Voilà ! Ils reposent tous maintenant le long du mur entre les potirons et les artichauts de Jérusalem.
sygne : Vous me faites horreur.
le baron turelure : Je le sais. C'est sur ce sentiment que notre amitié est fondée.
sygne : Mais il n'y a pas d'amitié.
le baron turelure : Il y a un intérêt réci- proque.
sygne : Mais vous êtes l'image de ce que je hais.
le baron turelure : Image pathétique et endommagée !
sygne : Vous pouvez me cacher votre âme tout au moins.
le baron turelure : Comment alors me la guérirez-vous !
sygne : L'os est cassé et mes simples ne vous remettront pas ensemble.
84 l'otage
le baron turelure : Vous avez ce devoir cependant de me bien faire.
sygne : Un devoir envers vous ?
le baron turelure : Qu'est-ce qu'une génération? Ne suis- je pas né votre serf et le fils de votre servante ?
Voici combien de temps que mon sang sert le vôtre ?
Et vous, ne ferez-vous rien pour moi ?
sygne : Vous êtes le préfet et je suis votre administrée.
le baron turelure : Je suis le préfet et je fais mon devoir de préfet.
Mais je suis un infirme aussi, de ces mau- vais qui ont leur idée et qui ne veulent rien entendre.
sygne : Il est juste que vous soyez infirme et malheureux.
le baron turelure : Cela n'est pas juste alors que vous êtes là.
sygne : Quel devoir ai-je envers vous ?
le baron turelure : Celui de toute votre race envers la mienne.
ACTE II, SCÈNE I 85
sygne : Est-ce nous qui avons rompu le lien?
le baron turelure : C'est vous, c'est nous. Nous vous servions et vous ne serviez plus à rien.
sygne : Qu'avez-vous donc à me deman- der?
le baron turelure : Je suis le fils de votre mère Suzanne. Ne soyez pas si dure avec moi !
Voilà que je reviens à mon coin de terre comme un blaireau à la patte cassée et les autres « bêtes fausses ».
Je le vois, il y a d'autres rapports entre les hommes que d'essayer d'avoir le meilleur l'un et l'autre et de payer ses contributions.
Comme les choses de la nature se prêtent assistance et si certaines plantes pour certains êtres seulement ont une vertu médicinale,
Pourquoi les hommes l'un vers l'autre n'au- raient-ils pas un ordre naturel ?
N'est-ce pas là une de vos idées? Vous voyez que je sais écouter.
sygne : Encore un peu et vous voilà roya- liste.
86 l'otage
le baron turelure : Eh là ! Je pense à bien des choses.
L'Empereur joue sur sa chance. Tout cela n'est pas sain et raisonnable.
Cet empire qu'il a entassé, c'est un butin. Cela n'a ni forme, ni mesure, ni sens.
Et le voilà maintenant en Russie ! décré- tant sur la Comédie-Française du haut de la Montagne-aux-Moineaux !
— Vous savez que le Pape s'est échappé de sa résidence ?
sygne : Que sait-on ici dans nos bois ?
le baron turelure : Enlevé, la chose est claire. Cueilli comme un baiser ! comme une jeune fille par un dragon. C'est un coup impu- dent.
Il y a certaine main que je reconnais là.
Que m'importe ! Les gens de Paris sont affolés, qu'ils se débrouillent !
Ce n'est pas chez moi que le vieillard a pu se réfugier.
sygne : Puisse le Saint-Père échapper à ses ennemis !
le baron turelure : Ainsi soit-il ! Mais à tout hasard, j'ai donné quelques petits ordres.
ACTE II, SCÈNE I 87
sygne : Il ne tombera pas dans vos mains.
le baron turelure : Tant pis. Il pourrait tomber plus mal.
sygne : Cette police vous plaît ?
le baron turelure : Non pas, mais il faut faire ce qu'on fait.
sygne : Vous vous croyez fort et fin, parce que vous prenez le vent et le courant.
Mais celui-là seul est solide qui s'appuie sur les choses permanentes.
le baron turelure : Et quoi de plus per- manent que le changement même?
sygne : C'est en lui que nous fondons notre espérance.
le baron turelure : Ce qui est mort...
sygne : ... Fait vie.
le baron turelure : Mais la vie n'y ren- trera pas.
sygne : Ce devoir ne meurt pas que les hommes ont l'un envers l'autre.
le baron turelure : N'est-ce point ce que nous appelions « fraternité » ?
88 l'otage
sygne : Ce n'est qu'en un seul homme que tout le peuple peut être un.
le baron turelure : L'enfant majeur n'est plus soumis à son père.
sygne : Mais la femme reste toujours sou- mise à son époux.
le baron turelure : Nous ne reconnais- sons plus de vœux éternels.
sygne : Triste liberté ainsi privée de son droit royal !
le baron turelure : Qu'appelez-vous royal ?
sygne : Celui de faire, en se renonçant elle- même, un roi.
le baron turelure : Que faites-vous de tous nos plébiscites ?
sygne : J'ai horreur de ce Oui adultère.
le baron turelure : Les morts lieront-ils les vivants pour toujours ?
sygne : L'on ne naît qu'obligé à une forme certaine.
le baron turelure : Nous pensons que
ACTE II, SCÈNE I 89
l'homme vivant est maître de lui-même à tout moment, puissant de sa propre personne.
sygne : Celui-là est sans foi, qui n'est capable de rien d'éternel.
le baron turelure : Quoi de plus vain qu'un mariage stérile et inanimé ?
sygne : Ce serment ne peut être retiré que nous avons prêté à l'Evêque de la France.
le baron turelure : Nous ne le recon- naissons pas.
sygne : Qui n'est point époux sera esclave ; qui ne veut point consentir sera contraint ; qui n'est point membre de l'Eglise sera serf de la loi.
le baron turelure : La loi est la raison écrite.
sygne : La raison de ceux-là qui l'ont écrite.
le baron turelure : Nous avons proclamé le droit de l'homme à comprendre.
sygne : Qui le comprendra lui-même ?
le baron turelure : Que voulez-vous dire?
sygne : Qui rattachera les hommes en- semble ?
90 l'otage
le baron turelure : Leur intérêt l'un à l'autre.
sygne : La nature a des fins plus longues.
le baron turelure : La nature encore ! ô personne endoctrinée !
La tempête, comme celle qui soufflait cette nuit, c'est la nature aussi ! Cette chose fanée qui ne peut plus vivre, c'est qu'elle n'est plus nécessaire. Le hasard n'est pas la nature.
sygne : Votre raison l'est moins encore.
le baron turelure : Un homme n'est pas une plante. Ce sont de fades comparaisons !
La raison est notre nature propre qui est un ordre supérieur.
Comprenez-moi un peu ! Comprenez au moins avant de mépriser !
Laissez-moi dire ce qu'il y a à dire de mon côté!
sygne : Dites.
le baron turelure : Je suis sûr que je vous intéresse.
Je sais bien que je ne vous ferai pas chan- ger d'idée, mais comprenez-moi au moins avant de me juger, ô personne inclémente !
ACTE II, SCÈNE I 91
Et qui sait si je ne suis pas prêt à me con- vertir ? Vidons cette question entre nous.
Et puis cela fait toujours un meilleur sujet de conversation que toutes ces diries d'âne et de chien !
Le chien de votre cousin, paraît-il ! Un âne avec une vieille femme dessus, ou un prêtre. Cela n'a pas de sens commun. Chacun sait que Georges est en Angleterre. Tant mieux pour lui.
— Non.
Est-ce contre le Roi que la révolution a été faite, ou contre Dieu? ou contre les nobles, et les moines, et les parlements, et tous ces corps biscornus? Entendez-moi :
C'est une révolution contre le hasard !
Quand un homme veut remettre son bien ruiné en état,
Il ne va pas s'embarrasser superstitieuse- ment d'usage et de tradition, ni continuer à faire simplement ce qu'il faisait.
Il a souci de choses plus anciennes qui sont la terre et le soleil,
Se fiant dans sa propre raison.
Où est le tort si dans la république aussi, si dans cette demeure encombrée nous avons voulu mettre de l'ordre et de la logique.
Faisant un inventaire général, état de tous
92 l'otage
les besoins organiques, déclaration des droits des membres de la communauté,
Et fonds sur ces choses seulement qui sont évidentes à chacun ?
sygne : Tout sera donc réduit à l'intérêt.
le baron turelure : L'intérêt est ce qui rassemble les hommes.
sygne : Mais non point ce qui les unit.
le baron turelure : Et qui les unira ?
sygne : L'amour seul qui a fait l'homme l'unit.
le baron turelure : Grand amour que les rois et les nobles avaient pour nous !
sygne : L'arbre mort fait encore une bonne charpente.
le baron turelure : Pas moyen d'avoir raison de vous ! Vous parlez comme Pallas elle-même, aux bons jours de cet oiseau sapient dont on la coiffe.
Et c'est moi qui ai tort de parler raison.
Il ne s'agissait guère de raison au beau soleil de ce bel été de l'An Un ! Que les reines-Claude ont été bonnes, cette année-là, il n'y avait qu'à les cueillir, et qu'il faisait chaud !
ACTE II, SCÈNE I 93
Seigneur ! que nous étions jeunes alors, le monde n'était pas assez grand pour nous !
On allait flanquer toute la vieillerie par terre, on allait faire quelque chose de bien plus beau !
On allait tout ouvrir, on allait coucher tous ensemble, on allait se promener sans contrainte et sans culotte au milieu de l'uni- vers régénéré, on allait se mettre en marche au travers de la terre délivrée des dieux et des tyrans !
C'est la faute aussi de toutes ces vieilles choses qui n'étaient pas solides, c'était trop tentant de les secouer un petit peu pour voir ce qui arriverait !
Est-ce notre faute si tout nous est tombé sur le dos ? Ma foi, je ne regrette rien.
C'est comme ce gros Louis Seize ! la tête ne lui tenait guère.
Quantum potes, tantum aude ! C'est la devise des Français.
Et tant qu'il y aura des Français, vous ne leur ôterez pas le vieil enthousiasme, vous ne leur ôterez pas le vieil esprit risque-tout d'aventure et d'invention !
sygne : Il vous en reste quelque chose. le baron turelure : C'est ma foi vrai !
94 l'otage
et cela m'encourage à vous dire tout de suite ce que je suis venu pour vous dire.
sygne : Je ne tiens pas à l'entendre.
le baron turelure : Vous l'entendrez
cependant. Mademoiselle Sygne de Coûfontaine, Je vous aime et j'ai l'honneur de vous
demander votre main.
sygne : Vous m'honorez, Monsieur le Pré- fet.
le baron turelure : Que diable ! Il n'y a pas de quoi devenir ainsi toute blanche, comme si je vous avais frappée au visage.
sygne : Vous pouvez tout me dire, je n'ai pas de défenseur et je dois tout entendre.
le baron turelure : C'est moi plutôt qui suis en votre pouvoir. Qu'avez-vous à craindre de ce triste éclopé ?
sygne : Je ne crains personne au monde.
le baron turelure : Je le sais. Que vous êtes attrayante avec ces yeux étincelants et cette bouche serrée qui sourit, comme quel- qu'un qui s'arme en silence !
ACTE II, SCÈNE I 95
Ah, je le sais, que je ne gagnerai rien sur vous et que tout est gardé !
Vous êtes la froideur même, la raison même, et c'est cela même qui me met le feu au sang, c'est cela même qui m'attire et me désespère.
Ce visage parfait et ce cœur composé, l'ange ovale !
Vous êtes assurée et triomphale, tout a sa place qui ne peut être une autre, tout est prompt et déterminé.
N'y a-t-il point de défaut dans ce cœur politique ?
Ce n'est pas vous qui pour le sauver vous pencheriez vers le condamné à mort et le prendriez dans les bras !
Mon corps est rompu, mon âme est dans les ténèbres et je tourne vers vous mon visage plein de crimes et de désespoir !
sygne : Comment osez-vous me parler ainsi ?
le baron turelure : J'ai osé d'autres choses plus fortes.
Si l'on n'osait que des choses raisonnables, le Roi serait encore sur son trône.
Me voici comme le peuple de Paris quand
96 l'otage
il se jetait aux grilles de Versailles avec fureur, appelant le Roi et la Reine !
sygne : Leur sang et le nôtre ne vous suf- fit-il pas ?
le baron turelure : C'est l'âme même que je veux fléchir !
C'est une armée qu'on enfonce que je veux avoir encore, c'est la panique d'une armée qui cède que je veux voir dans ces beaux yeux sévères !
sygne : Vous ne verrez rien de tel.
le baron turelure : Je ne sais. Il faut que cela finisse.
Voilà dix ans que nous vivons face à face, et, il faut que je l'avoue,
C'est vous qui avez eu le meilleur.
Vous lisez tout dans mes yeux et jamais je ne trouve votre regard en défaut.
Vous obtenez tout de moi et moi je n'ai rien de vous. Ah ! le vieil esclavage de ma mère continue !
Il fallait que je vous parle à la fin. Ne faites pas l'étonnée.
sygne : Monsieur le Baron, il est vrai, J'ai toujours trouvé en vous un homme bienveillant et courtois.
ACTE II, SCÈNE I 97
le baron turelure : J'ai fait ce que j'ai pu.
sygne : Vos conseils m'ont été précieux, votre patronage inestimable. Je me reproche d'en avoir abusé.
le baron turelure : Le profit a été pour nous deux.
sygne : Pourquoi détruire ce qu'il y avait entre nous de possible ? Laissons les choses où elles sont. Est-ce qu'il est en mon pouvoir d'être à vous ?
le baron turelure : Sygne, Est-ce qu'il est en mon pouvoir de ne pas vous désirer ?
sygne : Il ne faut désirer que les choses raisonnables.
le baron turelure : La raison est de s'ar- ranger des faits comme on peut.
Et le fait est là que je vous aime, à quoi je ne peux rien.
La nature en sait plus long que vous et moi.
Et si je vous aime, c'est qu'il y a tout de même en vous quelque chose qui est capable d'être aimé par moi.
J'irai donc à vous directement. Quand les instincts parlent si fort,
98 l'otage
Plus qu'une chose à faire pour un homme ! c'est d'en prendre le commandement et de marcher à leur tête,
Faisant la demi-conversion par le flanc gauche.
sygne : Mais quelles raisons de me parler de cela aujourd'hui ?
le baron turelure : Fortes et pertinentes.
sygne : Laissez-moi le temps de réfléchir, avant que je vous donne réponse.
le baron turelure : Je le regrette, non. Il faut me répondre sur l'heure.
N'essayez pas d'être la plus maligne avec moi.
sygne : Vous savez que c'est peu de chose de dire que je ne vous aime pas.
le baron turelure : Mademoiselle, il est trop difficile de savoir ce qui vous plaît.
Quand nous culbutions les kaiserliks à la baïonnette, cela ne leur plaisait pas davan- tage.
sygne, le considérant : Vous n'êtes pas agréable à voir.
le baron turelure : Je ne suis pas agréable mais utile.
ACTE II, SCÈNE I 99
Dans quel mauvais cas vous a-t-on mise ? C'est le ciel, je vous dis, qui m'envoie pour vous sauver tout exprès !
Et non point vous seulement. Mais le sort de votre roi et de votre religion.
Et de votre cousin lui-même, ce héros antique, notre vaillant Agénor.
Qui sait si vous ne le tenez pas en ce moment entre vos doigts délicats ?
Ne me prenez pas pour un fanatique. La France d'abord. Je suis l'homme du possible.
Que chacun fasse son devoir comme moi, et cela ira !
Le Roi lui-même, il ne me fait pas peur, le jour qu'il me prendra pour ministre.
sygne : Pourquoi me parlez-vous de mon cousin Georges ?
le baron turelure, d'une voix tonnante : Parce qu'il est ici et que je le tiens à la gorge.
sygne : Prenez-le donc si vous en êtes capable.
le baron turelure : Son sort vous est-il indifférent ?
sygne : Voici longtemps que nous avons fait notre pacte avec la mort.
100 l'otage
le baron turelure : Que m'importe votre cousin et ses farces misérables ?
sygne : Que m'importe le citoyen Turelure et ses ruses misérables ?
le baron turelure : J'ai en main de meil- leurs otages. Vous ne dites rien.
sygne : Que sais-je de vos rêveries de gen- darme ?
le baron turelure, à voix basse : Sygne, sauve ton Dieu et ton Roi.
// la regarde fixement.
sygne, de même : Non, non, vilain boiteux, je ne suis pas pour toi !
le baron turelure : Je vous jure que je suis venu ici sachant ce que je faisais.
sygne : Faites donc ce que vous avez à faire au plus vite.
le baron turelure : Vous auriez tort de douter de moi. Vous savez que je tiens ma parole.
sygne : Ne doutez donc pas de la mienne davantage.
ACTE II, SCÈNE I 101
le baron turelure : Sygne de Coûfon- taine, qui faites l'orgueilleuse, Je vous achèterai et vous serez à moi.
sygne : Ne pouvez-vous prendre mes biens gratis ?
le baron turelure : Je prendrai la terre et la femme et le nom.
sygne : Vous me prendrez, Toussaint Turelure ?
le baron turelure : Je prendrai le corps et l'âme avec lui.
Vos pères seront mes pères et vos enfants seront mes enfants.
sygne : L'amour aura fait cette merveille.
le baron turelure : La justice du moins, car voyez de quel prix je veux vous payer.
sygne : Je le sais. C'est à vous que je dois mon héritage.
le baron turelure : A ma mère qui vous a nourrie.
sygne : Aux vôtres qui ont tué tous les miens.
le baron turelure : C'est nous donc dou- blement qui vous avons faite et élevée.
102 l'otage
sygne : Monsieur le Préfet, vous avez ma réponse. Il suffit.
Est-il quelque autre chose encore qui vous retienne chez moi ?
le baron turelure : Une autre petite chose.
sygne : Laquelle ?
le baron turelure : Vous avez ici la col- lection des Conciles.
Or vous savez que notre nouveau Théo- dose en tient un présentement en sa capitale.
Préameneu m'a demandé une note à ce sujet.
Vous pensez bien que je n'ai pas Manzi à la Préfecture.
sygne : Prenez ce que vous voudrez.
le baron turelure : Le voici. Je recon- nais la superbe ordonnance des in-folio en peau de truie.
J'aime ces belles reliures italiennes.
Il se dirige en boitant vers cette partie de la bibliothèque où est amé- nagée la porte secrète, sygne ouvre doucement le tiroir du secrétaire et y enfonce la main.
ACTE II, SCÈNE I 103
le baron turelure, le dos tourné à Sygne : Voilà bien l'ouvrage au complet. Il est en parfait état et sans un grain de pous- sière.
sygne : Je le ferai porter dans votre voi- ture.
le baron turelure : Et qu'arriverait-il, je me le demande, si j'en cueillais moi-même quelques tomes ?
sygne : Le poids des Conciles est trop lourd pour un préfet boiteux.
le baron turelure, se retournant vive- ment et regardant Sygne en face : Ce qui m'arriverait ? Une balle de plomb dans la tête.
Adressée par cette jolie main que voici. Vous avez certains bijoux dans ce petit secré- taire.
sygne : Ils ne me sont pas inutiles.
le baron turelure : A quoi bon faire une grande tache sur le parquet ?
Et que feriez-vous de ce grand cadavre de misère de Dieu ? Le mettriez-vous aussi dans ce tiroir avec vos autres petits secrets ?
Je connais mieux que vous cette sainte mai-
104 l'otage
son et croyez que j'ai mis le chat à tous les trous.
sygne : Toussaint Turelure, songez que je suis armée et ne m'induisez pas en tentation.
le baron turelure : Je m'en vais donc et vous laisse à vos réflexions.
Sygne de Coûfontaine, je vous laisse ces deux heures pour vous décider.
Entre le curé badilon. Monsieur le Curé, j'ai bien l'honneur.
Il sort.
SCENE II
monsieur badilon (C'est un homme gros et d'aspect rustique) : Cet homme chez vous. Que signifie cette visite ?
sygne : Vous savez que Monsieur le Préfet m'honore, de sa sympathie.
monsieur badilon : Cette visite en ce moment !
sygne : Monsieur le baron Turelure Venait me demander ma main.
monsieur badilon : Il a osé ?
sygne : Quelle audace voyez-vous là? Baron, préfet, général, commandeur de je ne sais quoi, tout le vignoble de Mareuil à lui, trois ou quatre châteaux (tout cela grevé d'hy- pothèques, il est vrai),
106 l'otage
N'est-ce pas un parti raisonnable ?
Et pour ce qui est de s'adresser à moi, que vouliez-vous qu'il fît? Est-ce sa faute si je n'ai plus père ni mère ? Et j'ai assez d'âge et de sens pour traiter seule ce genre d'affaires, comme d'autres.
monsieur badilon : Dieu ne se plaît pas aux paroles amères.
sygne : J'ai entendu ces douces paroles par lesquelles il m'ouvrait son cœur.
monsieur badilon : Et pourquoi choisit-il ce moment ?
sygne : La suite vous le fera paraître.
monsieur badilon : Saurait-il que Georges est ici ?
sygne : Il le sait.
monsieur badilon : Sait-il aussi Qui est ce voyageur que vous avez reçu cette nuit sous votre toit ?
sygne : Il est donc vrai ? et vous aussi me dites la même chose... Le Pape...
monsieur badilon : ...Arraché de sa pri- son par la main de votre frère...
ACTE II, SCÈNE II 107
sygne : O pauvre Georges-fou !
monsieur badilon : ... Est ici caché et remis à votre garde.
sygne, se tournant vers le Christ : Malheur à moi parce que Vous m'avez visitée !
monsieur badilon : Mais je l'entends qui répond : C'est toi-même qui m'as ramené ici.
sygne : Je Vous ai tenu entre mes bras et je sais que Vous êtes lourd !
monsieur badilon : Aux forts le fardeau.
sygne : Je comprends maintenant Votre assistance et pourquoi j'ai refait cette maison non point pour moi !
monsieur badilon : Mais afin que le père de tous les hommes y trouve un abri.
sygne : Abri précaire et d'une seule nuit !
monsieur badilon : Ne pouvez-vous faire échapper le vieillard ?
sygne : Toussaint garde toutes les issues.
monsieur badilon : N'est-il point de salut pour le Pape ?
sygne : Turelure me l'a remis dans la main.
monsieur badilon : Que demande-t-il en échange ?
108 l'otage
sygne : Cette main elle-même.
monsieur badilon : Sygne, sauvez le Saint- Père !
sygne : Mais non point à ce prix ! Je dis non !
Je ne veux pas !
Que Dieu prenne soin de cet homme sien, comme à moi mon devoir est envers les miens !
monsieur badilon : Livrez donc votre père fugitif.
sygne : Je ne livrerai point mon corps et leur corps ! Je ne livrerai point mon nom et leur nom !
monsieur badilon : Livrez votre Dieu à la place.
sygne, vers le Christ : Vous vous êtes amè- rement moqué de moi !
monsieur badilon : Que lui avez-vous demandé qu'il ne vous ait accordé ?
Qu'avez-vous recherché qui ne soit à vous ? Le fruit de votre travail, vous l'avez.
sygne : Je l'ai !
monsieur badilon : La race est sauve en Georges que vous sauvez,
ACTE II, SCÈNE II 109
Le conservant à ses enfants.
sygne : Grand Dieu ! C'est ici que Votre main apparaît !
monsieur badilon : Je ne vous entends pas.
sygne : Sa femme, dites-vous, ses enfants.
monsieur badilon : Eh bien ?
sygne : Tout est mort.
monsieur badilon : Paix sur eux ! Vous voici libre.
sygne : Georges reste.
monsieur badilon : Que lui garder qui vaille plus que la vie ?
sygne : L'honneur.
monsieur badilon : Cet honneur dont tu honoreras tes père et mère.
sygne : Il est pauvre et tout seul.
monsieur badilon, vers le Christ : Un autre est plus pauvre et plus seul.
sygne : Apprenez donc, puisqu'il me faut tout vous dire, Père,
Ce que nous avons fait ce matin même, lui le dernier, et moi la dernière de notre race.
110 l'otage
monsieur badilon : Je vous écoute.
sygne : Cette nuit nous avons engagé notre foi l'un à l'autre.
monsieur badilon : Vous n'êtes pas mariés encore.
sygne : Un mariage ! Ah, ceci est plus que tout mariage !
Il m'a donné sa main droite, comme le lige à son vassal.
Et moi je lui ai fait un serment dans mon cœur.
monsieur badilon : Serment dans la nuit. Promesses seules et non point acte ni sacre- ment.
sygne : Retirerai-je ma parole ?
monsieur badilon : Au-dessus de toute parole le Verbe qui a langage en Pie.
sygne : Je n'épouserai point Toussaint Turelure !
monsieur badilon : La vie de Georges aussi est en sa puissance.
sygne : Qu'il meure, comme je suis prête à mourir ! Sommes-nous éternels ?
ACTE II, SCENE II 111
Dieu m'a donné la vie et me voici prompte à la rendre.
Mais le nom est à moi ! mon honneur de femme est à moi seule !
monsieur badilon : Il est bon d'avoir à soi quelque chose, pour le donner.
sygne : Georges
Périrait, et il faut que ce vieillard reste vivant !
monsieur badilon : C'est lui-même qui a été le chercher et qui l'a introduit ici.
sygne : Ce passager d'une minute avec nous, ce vieillard qui n'a plus que le souffle à rendre !
monsieur badilon : Votre hôte, Sygne.
sygne : Que Dieu fasse son devoir de son côté, comme je fais le mien.
monsieur badilon : O mon enfant, quoi de plus faible et de plus désarmé
Que Dieu, quand II ne peut rien sans nous?
sygne : Misérable faiblesse de femme ! Que ne l'ai-je tué sans penser
Avec cette arme que j'avais dans la main ? Mais j'ai craint que cela ne servît à rien.
112 l'otage
monsieur badilon : Avez-vous eu cette idée criminelle ?
sygne : Nous périssions tous ensemble et je n'avais plus à faire ce choix !
monsieur badilon : Il est bien facile de détruire ce qu'il a tant coûté de sauver.
sygne : Mais tuer cet homme est bon.
monsieur badilon : A lui aussi Dieu pense de toute éternité et il est Son très cher enfant.
sygne : Ah ! je suis sourde et je n'entends pas, et je suis une femme et non pas nonne toute fondue en cire et manne comme un Agnus Dei !
Et si Dieu aime que je l'aime, et de quoi c'est fait, qu'il comprenne ma haine à son tour qui est comme je l'aime, du fond de mon cœur et le trésor de ma virginité !
Mais comprenez donc que depuis que je suis née, je vis en face de cet homme et je suis occupée à le regarder et à me garder de lui, et à le faire plier, et à me faire servir de lui contre-bon-gré !
Et sans cesse à ma gorge contre lui de peur et de détestation me monte une ressource nouvelle !
Et il faut maintenant que je l'appelle mon
ACTE II, SCÈNE II 113
mari, c'te bête ! et que j'accepte et que je lui tende la joue !
Cela, ah, je refuse ! je dis non ! Quand Dieu en chair l'exigerait de moi.
monsieur badilon : C'est pourquoi il ne l'exige aucunement.
sygne : Que demandez-vous donc en Son nom?
monsieur badilon : Je ne demande pas, et je n'exige rien, mais je vous regarde seule- ment et j'attends,
Comme Moïse regardait la pierre devant lui quand il l'eut frappée.
sygne : Qu'attendez-vous ?
monsieur badilon : Cette chose pour laquelle il apparaît que vous avez été créée et mise au monde.
sygne : Dois-je sauver le Pape au prix de mon âme ?
monsieur badilon : A Dieu ne plaise ? Que nous recherchions aucun bien par le mal.
sygne : Je ne livrerai point mon âme au diable !
monsieur badilon : Mais déjà l'esprit vio- lent la tient,
8
114 l'otage
Sygne, Sygne, et cette nuit vous avez reçu Jésus-Christ dans la bouche.
sygne, sourdement : Ayez pitié de moi.
monsieur badilon, avec éclat : Grand Dieu ! Ayez pitié de moi vous-même qui ai de telles paroles à vous dire dont j'ai épou- vante !
C'est votre mère, la sainte comtesse Renée, qui m'a aperçu quand je n'étais encore qu'un mauvais petit corbeau et m'a fait prêtre ici pour l'éternité.
Et quoi ? me voici là qui demande à sa fille ces choses au prix de qui la mort est peu, qui ne suis pas digne de toucher à votre chaus- sure !
Moi l'imbécile, le gros homme chargé de matière et de péchés !
Me voici à qui Dieu a donné ministère sur les hommes et sur les anges, c'est à ces mains rouges qu'il a remis pouvoir de lier et de délier !
Tout a péri, et c'est moi seul maintenant que vous appelez votre père, pauvre paysan !
Ah, du moins, rien n'a été votre père par le sang plus que je ne suis le vôtre, ma fille chérie, au nom du Père et du Fils.
Priez Dieu pour que je sois pour vous un
ACTE II, SCÈNE II 115
père et non pas un sacrificateur sans entrailles. Et que je vous conseille hors de toute vio- lence dans un esprit de mesure et de suavité. Car il ne nous demande point ce qui est au-dessus de nous, mais ce qu'il y a de plus bas,
Ne se plaisant point aux sacrifices sanglants mais aux dons que Son enfant lui fait de tout son cœur.
sygne, sourdement : Pardonnez-moi parce que j'ai péché.
// ouvre son manteau et on le voit en surplis, Vétole violette croisée sur la poitrine. Eh quoi ! vous avez sur vous le viatique ?
monsieur badilon : Non. Je reviens de le porter au père Vincent dans les bois.
En quittant ce matin même
{A voix basse) — le Pape,
J'ai appris que le pauvre homme venait d'avoir les jambes broyées ' par un chêne.
J'arrive de chez lui. Quelle tempête !
Cela m'a rappelé les bons temps de l'Indi- visible, quand le sorcier Quiriace me pour- chassait,
1. Il prononce « broy-ées ».
116 l'otage
Et que je passais la nuit dans le creux d'un saule, avec Notre-Seigneur sur la poitrine.
sygne, se mettant à genoux : Pardonnez- moi, mon Père, parce que j'ai péché.
monsieur badilon (il est assis sur un fau- teuil à côté d'elle) : Qu'il vous pardonne comme je vous bénis.
sygne : Je suis coupable de paroles vio- lentes, de désir de mort, de propos de tuer.
monsieur badilon : Renoncez-vous de toute votre volonté à la haine d'aucun homme et au désir de lui mal faire ?
sygne : Je cède.
monsieur badilon : Poursuivez.
sygne, à voix basse : Georges
Dont je vous ai parlé tout à l'heure, Père,
Je l'aime.
monsieur badilon : Mais il n'y a point de mal à cela.
sygne : Plus qu'il n'est dû à aucune créa- ture.
monsieur badilon : Mais pas autant cepen- dant que Dieu lui-même qui l'a faite.
sygne : Père, je lui ai donné mon cœur !
ACTE II, SCÈNE II 117
monsieur badilon : Ce n'est pas assez l'ai- mer que de l'aimer hors de Dieu.
sygne : Mais Dieu veut-il que je l'aban- donne et le trahisse ?
monsieur badilon : Ayez patience avec moi, écoutez-moi, mon enfant bien-aimée, car je suis votre pasteur qui ne vous veut point de mal.
Qu'une femme quitte son bien, comme cela arrive, son père, sa mère, son pays, son fiancé
(Et la chose est bien dure, bien que les mots soient aisés à dire),
Pour se retirer dans le désert au pied d'une croix, pour panser les malades, pour nourrir les pauvres,
Pour chérir et préférer au-dessus du sens et de la raison ces gens qui ne nous sont de rien,
Elle le fait dans l'abondance de son cœur et son salut n'y est pas intéressé.
Et vous, que pour sauver le Père de tous les hommes, selon que vous en avez reçu vocation,
Vous renonciez à votre amour et à votre nom et à votre cause et à votre honneur en ce monde,
Embrassant votre bourreau et l'acceptant
118 l'otage
pour époux, comme le Christ s'est laissé man- ger par Judas, — La Justice ne le commande pas.
sygne : Ne le faisant pas, je reste sans péchés ?
monsieur badilon : Aucun prêtre ne vous refusera l'absolution.
sygne : Est-il vrai ?
monsieur badilon : Et je vous dirai plus : Prenez garde et faites attention à ce grand sacrement qu'est le mariage, de crainte qu'il ne soit profané.
Ce que Dieu a créé, il le consomme en nous. Ce que nous lui sacrifions, il le con- sacre. Il achève le pain et le vin.
Il consomme l'huile. Il donne effet pour l'éternité à cette parole qu'il nous a commu- niquée. Il fait un sacrement comme son corps même
De cet aveu par qui le pécheur se con- damne à mort.
Ah, comme le corps d'un prêtre frémit, quand ce monstre qui est le frère de Jésus tournant vers lui sa face décomposée avoue par l'orifice de son corps pourri !
Et de même il a sanctifié tout consentement
ACTE II, SCÈNE II 119
dans le mariage, que deux êtres l'un à l'autre se font l'un de l'autre pour l'éternité.
sygne : Dieu ne veut donc pas de moi un tel consentement ?
monsieur badilon : Il ne l'exige pas, je vous le dis avec fermeté.
— Et de même quand le Fils de Dieu pour le salut des hommes
S'est arraché du sein de son père et qu'il a subi l'humiliation et la mort
Et cette seconde mort de tous les jours qui est le péché mortel de ceux qu'il aime,
La Justice non plus ne le contraignait pas.
sygne : Ah, je ne suis pas un Dieu mais une femme !
monsieur badilon : Je le sais, pauvre enfant.
sygne : Est-ce à moi de sauver Dieu ?
monsieur badilon : C'est à vous de sauver votre hôte.
sygne : Ce n'est pas moi qui l'ai prié sous mon toit.
monsieur badilon : C'est votre cousin qui l'a amené.
sygne : Je ne peux pas ! O mon Dieu, je ne peux pas à ce prix !
120 l'otage
monsieur badilon : C'est bien. Vous êtes acquittée du sang de ce juste. sygne : Je ne peux pas au delà de ma force.
monsieur badilon : Mon enfant, sondez votre cœur.
sygne : Le voici devant vous tout ouvert et déchiré.
monsieur badilon : Si les enfants de votre cousin vivaient encore, s'il s'agissait de le sau- ver, lui et les siens.
Et le nom, et la race, si lui-même vous le demandait,
Ce sacrifice que je vous propose, Sygne, le feriez-vous ?
sygne : Ah, qui suis-je, pauvre fille, pour me comparer au mâle de ma race ? Oui, Je le ferais.
monsieur badilon : Je l'entends de votre propre bouche.
sygne : Mais il est mon père et mon sang et mon frère et mon aîné, le premier et le dernier de nous tous,
Mon Maître, mon Seigneur, à qui j'ai engagé ma foi !
monsieur badilon : Dieu est tout cela pour vous avant lui.
ACTE II, SCÈNE II 121
sygne : Mais il n'a pas besoin de moi ! Le Pape a ses promesses infaillibles !
monsieur badilon : Mais le monde ne les a point, pour qui le Christ n'a point prié. Epargnez à l'univers ce crime.
sygne : C'est vous qui m'avez instruite et ne me disiez-vous pas que le Pape près de périr, Dieu chaque fois l'a sauvé ?
monsieur badilon : Jamais sans le secours de quelque homme et sans sa bonne volonté.
sygne : Je vis toute seule ici et ne sais rien de la politique.
monsieur badilon : Mais vous voyez au moins que c'est l'heure du Prince de ce monde, et Pierre lui-même est entre les mains de Napoléon.
Qui l'empêche de façonner un autre pape, comme ces empereurs de ténèbres jadis, ou de le tirer de Rome,
Comme les anciens rois de France afin de l'avoir à eux?
Voici le dernier désordre ! Voici le cœur dérangé de sa place !
Ah, nous ne sommes pas seuls ici ! Ame pénitente, vierge, voyez ce peuple immense qui nous entoure,
122 l'otage
Les esprits bienheureux dans le ciel, les pécheurs sous nos pieds,
Et les myriades humaines l'une sur l'autre, attendant votre résolution !
sygne : Père, ne me tentez pas au-dessus de ma force !
monsieur badilon : Dieu n'est pas au-des- sus de nous, mais au-dessous.
Et ce n'est pas selon votre force que je vous tente, mais selon votre faiblesse.
sygne : Ainsi donc moi, Sygne, comtesse de Coûfontaine,
J'épouserai de ma propre volonté Toussaint Turelure, le fils de ma servante et du sorcier Quiriace.
Je l'épouserai à la face de Dieu en trois personnes, et je lui jurerai fidélité et nous nous mettrons l'alliance au doigt.
Il sera la chair de ma chair et l'âme de mon âme, et ce que Jésus-Christ est pour l'Eglise, Toussaint Turelure le sera pour moi, indissoluble.
Lui, le boucher de 93, tout couvert du sang des miens,
Il me prendra dans ses bras chaque jour et il n'y aura rien de moi qui ne soit à lui,
ACTE II, SCÈNE II 123
Et de lui me naîtront des enfants en qui nous serons unis et fondus.
Tous ces biens que j'ai recueillis non pas pour moi,
Ceux de mes ancêtres, celui de ces saints moines,
Je les lui porterai en dot, et c'est pour lui que j'aurai souffert et travaillé.
La foi que j'ai promise, je la trahirai. Mon cousin trahi de tous et qui n'a plus que moi seule,
Et moi aussi, je lui manquerai la dernière !
Cette main qu'il a prise dans la sienne le lundi de la Pentecôte,
Sous l'œil de nos quatre parents exposés devant nous tous ensemble sur cet autel,
Je la lui retirerai. Ces deux mains qui se sont serrées passionnément tout à l'heure,
La mienne est fausse !
Silence.
Vous vous taisez, mon Père, et ne me dites plus rien !
monsieur badilon : Je me tais, mon enfant, et je frémis !
Je vous déclare que ni moi,
Ni les hommes ni Dieu même, ne vous demandons un tel sacrifice.
124 l'otage
sygne : Et qui donc alors m'y oblige ?
monsieur badilon : Ame chrétienne ! Enfant de Dieu ! C'est à vous seule de le faire de votre propre gré.
sygne : Je ne puis pas.
monsieur badilon : Préparez-vous donc. Je m'en vais vous bénir et vous renvoyer.
sygne : Mon Dieu ! Cependant vous voyez que je vous aime !
monsieur badilon : Mais non point jus- qu'aux crachats, à la couronne d'épines, à la chute sur le visage, à l'arrachement des habits et à la croix.
sygne : Vous voyez mon cœur !
monsieur badilon : Mais non point à tra- vers cette grande rupture à mon côté.
sygne : Jésus ! mon bon ami ! Qui a été tout le temps mon ami sinon vous ? Il est dur maintenant de vous déplaire.
monsieur badilon : Mais il est facile de faire Votre volonté !
sygne : Il est dur de me séparer de Vous pour la première fois.
ACTE II, SCÈNE II 125
monsieur badilon : Mais il est doux de mourir en Moi qui suis la Vérité et la Vie.
sygne : Seigneur, s'il se peut, que ce calice soit éloigné de moi !
monsieur badilon : Mais toutefois que Votre volonté soit faite et non la mienne !
sygne : Ah, du moins, ô mon Dieu, si je Vous abandonne tout,
Et Vous de Votre côté, faites aussi pour moi quelque chose.
Ne tardez pas et prenez ma vie misérable avec le reste !
monsieur badilon : Mais toutefois à Vous seul il appartient de savoir le jour et l'heure.
sygne, sourdement : Agneau de Dieu qui effacez les péchés du monde, ayez pitié de moi !
monsieur badilon : Le voici déjà avec vous.
sygne : Seigneur, que Votre volonté soit faite et non la mienne !
monsieur badilon : Est-il vrai, mon enfant, et tout est-il consommé ?
126 l'otage
sygne : ... Et non la mienne.
Silence.
Seigneur, que Votre volonté soit faite et non pas la mienne ! Seigneur, que Votre volonté soit faite et non pas la mienne !
monsieur badilon : Ma fille, mon enfant bien-aimée, le voyez-vous maintenant, com- bien Dieu vous demande une chose facile ?
Le voici donc enfin abattu, l'édifice de votre amour-propre ? La voici terrassée, cette Sygne que Dieu n'a pas faite ! Le voici arra- ché jusqu'aux racines,
Ce tenace amour de vous-même ! Voici la créature avec son créateur dans l'Eden de la croix !
« O mon enfant, certes la joie est grande que je réserve à mes saints, mais que dites- vous de mon calice ? » Il est facile de mourir,
Il est facile d'accepter la mort, et la honte et le coup sur le visage et l'inintelligence, et le mépris de tous les hommes.
Tout est facile, excepté de Vous contrister.
Tout est facile, ô mon Dieu, à celui qui Vous aime.
Excepté de ne pas faire Votre volonté ado- rable.
// se lève.
ACTE II, SCENE II 127
Et moi, Votre prêtre, je me lève à mon tour et je me tiens au-dessus de cette victime immolée,
Et je Vous prie pour elle, ainsi que l'on prie sur les azymes à la messe.
Père Saint, Vous voyez cette brebis qui a fait ce qu'elle a pu.
Maintenant ayez compassion d'elle et ne lui imposez pas un fardeau intolérable,
Ayez pitié de moi aussi, prêtre, pécheur, qui vient de Vous immoler mon enfant unique de mes propres mains.
Et vous, ma fille, dites que vous me par- donnez avant que je vous pardonne.
Elle fait un geste de la main, il lui pose la sienne sur la tête. Mon enfant, recueillez-vous, je m'en vais vous bénir et que la grâce de Dieu soit avec vous !
Elle se laisse couler la face contre terre et demeure prosternée et les bras étendus. Il fait lentement le signe de la croix sur elle, cependant que les rayons rouges du soleil couchant entrent par les fenêtres.
ACTE TROISIEME
SCENE I
Le château de Pantin près de Paris. Un grand salon au rez-de-chaussée avec quatre portes-fenêtres donnant sur une terrasse. Mobilier officiel du temps de l'Empire, cuivres et acajou massif. Un grand portrait au mur représentant l'Empereur Napoléon en costume du sacre. Toute la pièce est en désordre et souillée de boue. C'est le quartier général de l'armée qui défend Paris contre les Alliés, et que commande le général baron Toussaint turelure, Préfet de la Seine, réu- nissant dans ses mains les pouvoirs civils et militaires.
Coups de canon dans le lointain. Puis, tout près, carillon de trois cloches sonnant le bap- tême.
132 l'otage
Toussaint turelure debout, sygne cachée dans un grand fauteuil à oreillettes 1...
Toussaint turelure : Vous avez mes ins- tructions. Maintenant il faut que je vous quitte ; excusez-moi. Voici le cortège qui quitte l'église.
Tous mes officiers sont réunis dans la pièce à côté et nous allons fêter autour d'une galette chaude et de quelques bouteilles de vin de la Marne l'entrée dans le sein de l'Eglise du petit Turelure.
Profitons de ces loisirs que Messieurs vos amis nous font.
Nous regretterons de n'avoir point le plai- sir de votre compagnie, Madame. Mais les affaires d'abord !
Triste temps que celui où le père et la mère ne peuvent assister ensemble au bap- tême de leur enfant !
sygne : Vous ne paraissez pas si triste. Vous vous accommodez de ce triste temps assez bien.
Toussaint turelure : C'est ma foi vrai ! Je n'ai jamais été si heureux !
1. Pendant tout l'acte Sygne a ce tic nerveux d'agiter la tête lentement de droite à gauche, comme quelqu'un qui dit : Non.
ACTE III, SCÈNE I 133
La guerre, les affaires, un peu d'intrigue, l'aliment du corps et de l'esprit,
Que faut-il de plus à un homme ?
J'oubliais une épouse aimante et le petit Turelure à qui l'on met son premier grain de sel sur le bout de la langue.
sygne : Que ne traitez-vous donc vos affaires vous-même ?
Toussaint turelure : Les miennes sont les vôtres, il n'y a aucune différence. Je vous ai vue à l'œuvre, et j'ai pleine confiance en vous.
Et vous voyez que de mon côté j'ai les mains pleines.
N'est-il pas juste qu'après avoir rendu le Pape à l'Eglise, aujourd'hui
Vous rendiez le Roi à son royaume ?
De plus il ne s'agit pas seulement du pays,
Mais de nos biens conjointement dont je désire consolider la possession à ce petit fi.
sygne : Ce qui veut dire Que je dois achever et dépouiller ma famille ?
Toussaint turelure : Au profit de votre enfant qui est le dernier mâle. Et pour notre vaillant cousin, le généreux
134 l'otage
Agénor, le Roi sans doute lui réserve des compensations.
sygne : Je verrai ce que j'ai à faire.
Toussaint turelure : J'ai toute confiance en vous.
sygne : Qui est le plénipotentiaire du Roi ?
Toussaint turelure : Il est ici. Je m'en vais vous l'amener.
sygne : Je suis prête.
Toussaint turelure : Nul doute que vous ne vous entendiez. — Plaît-il ?
sygne : Je n'ai rien dit.
Toussaint turelure : C'est ce mouvement que vous faites avec la tête.
Il pose la main sur les papiers qui sont déposés sur la table.
Telles sont mes conditions à qui panse d'à ne peut être changée.
Ce n'est pas le moment de discuter. La France, pour le moment, c'est moi, Toussaint Turelure,
Préfet de la Seine, général en chef de l'ar- mée de Paris,
A qui tous pouvoirs civils et militaires ont
ACTE III, SCÈNE I 135
été par Sa Majesté Impériale et Royale remis. sygne : Vous justifiez sa confiance.
Toussaint turelure : Je suis l'homme de la France et non point d'un particulier.
Le Corse a eu sa chance et moi je prends la mienne où je la trouve.
sygne : Craignez qu'il ne revienne avec ses grandes bottes.
Toussaint turelure : C'est pourquoi il faut choisir son temps avec art, et ce n'est pas pour rien que le Suprême-Artiste
// fait un geste maçonnique.
M'a rendu boiteux comme une balance.
Tout dépend de Paris et Paris pour quelques moments est entre mes mains compétentes.
sygne : Pensez-vous tenir ici tout seul contre trois armées ?
Toussaint turelure : L'Empereur vient de remporter une victoire à Saint-Dizier, j'en ai reçu la nouvelle à l'instant.
Il me prescrit de tenir bon et de faire le brave, tandis qu'il attache les trois bourriques par la queue.
La route d'Allemagne est coupée, l'Alsace
136 l'otage
et les Vosges sont pleines de partisans, les places du Rhin ne sont pas prises.
Il y a de beaux jours encore pour l'homme d'Austerlitz.
Et puis ne croyez pas que tous ces larrons soient d'accord ; il y a moyen de négocier. Vous savez que je suis entouré d'émigrés et de renégats.
sygne : Vous n'avez pas de troupes.
Toussaint turelure : J'ai un terrier. Qu'ils voient donc voir à m'enfumer dans Paris. J'y tiens plus dur qu'un blaireau, je suis croche !
Et vous dites que je n'ai pas de troupes ? Que l'Empereur de Russie y vienne avec ses riflandouilles et le Prussien avec ses Jonas Mùller en bois de navet !
Je ne crains rien tant que j'ai avec moi ces nourrissons de Bellone, les pompiers de Pan- tin et les Gardes-Nationales de Saint-Denis et les volontaires de Popincourt !
Vous avez entendu le canon ce matin ?
sygne : Oui.
Toussaint turelure : On est entré dedans, comme disait mon ordonnance. On a torché Miloradovitch aussi propre qu'une assiette à pain.
ACTE III, SCÈNE I 137
Quatre cents Wurtembourgeois en pantalon rose sont couchés dans les vignes de Noisy-le- Sec.
Le pot-à-beurre sur la tête et le petit doigt sur la couture du pantalon.
Les yeux encore dans la mort et le petit nez tout rond tournés à gauche vers le Herr Adjudant « Achtung ! »
— En l'honneur de quoi nous allons boire de ce vin de Mareuil.
sygne : Tout cela n'est pas sérieux.
Toussaint turelure : Je ne sais. Mais il y a encore un point que je vous conjure de méditer.
L'Empereur déchu, il n'y a pas qu'un seul roi possible pour la France.
Il y a le fils de Marie-Louise, il y a le papa d'Oscar.
Tout dépend de moi et de ces mains à qui je remettrai les clefs de Paris.
Qui a reçu Paris, voici tous les doutes tran- chés, il est l'héritier incontestable.
Je suis Français ! Il me répugne de capi- tuler
Autrement qu'entre les mains du fils de saint Louis,
Dont je veux être le plus humble sujet,
138 l'otage
Appuyant à son trône même les fondements de notre maison.
sygne : La maison Turelure.
Toussaint turelure : Un petit rond en or au-dessus du T et dans dix ans cela sonnera comme Tancrède ou Tigranocerte.
Et puis notre cousin n'a pas d'enfants, et le nom s'éteint avec lui, que le monarque peut relever.
sygne : J'ai tout compris.
Toussaint turelure : J'en suis sûr. Je remets le sort de la France dans votre panier à ouvrage.
// y dépose les papiers.
Il ne me reste plus qu'à vous présenter l'autre plénipotentiaire.
sygne : Qui est-ce ?
Toussaint turelure : C'est une surprise. Vous allez voir. Le Roi est un homme d'es- prit. Nous allons tout régler en famille.
// sort. Violons qui se rapprochent du cortège baptismal.
Toussaint turelure, il rentre, ramenant
ACTE III, SCÈNE I 139
avec lui le vicomte de coufontaine : Sygne, je vous présente le lieutenant et plénipoten- tiaire de Sa Majesté,
Notre cousin Georges, lui-même, que la politique depuis longtemps nous a ravi.
sygne : Georges !
Georges : Madame.
// prend sa main et la baise.
Toussaint turelure : C'est gentil de les voir ! Je le jure, l'œil me pique. Georges, ma femme a tout le pouvoir de traiter avec vous.
Adieu, Georges !
Georges : Adieu, Toussaint !
Musique. Tapage. Acclamations. Tumulte de la maison qu'on envahit. Salve de mous que terie au dehors.
Toussaint turelure : Tonnerre de Dieu, ils vont s'estropier ! J'avais défendu qu'on leur donne des cartouches !
// sort.
SCENE II
sygne remet à coufontaine l'un des papiers que le baron a mis dans son panier, coufon- taine le prend et tire des lunettes de sa poche. Cependant qu'il lit elle reste dans le fauteuil et les yeux fermés.
Brouhaha violent dans la pièce voisine, portes que Von claque, tumultes de rires et de paroles, cliquetis d'armes et de verres, puis les deux violons qui éclatent tout à côté et se taisent soudain.
Vagissement d'un nouveau-né.
Georges : C'est votre enfant que l'on bap- tise, Sygne ? J'ai vu le cortège en arrivant.
sygne : Oui.
Georges : Pourquoi n'êtes-vous pas de la fête?
ACTE III, SCÈNE II 141
sygne : Ma place est ici.
// se remet à lire, puis s'interrompt de nouveau et prête l'oreille.
On tape sur une table, le silence se fait.
Voix de Toussaint turelure : Messieurs, je vous présente mon fils, Louis Agénor Napoléon Turelure !
Applaudissements.
Voix de turelure : Le curé vient de te baptiser chrétien avec de l'eau,
Et moi je te baptise Français, petit lapin, avec cette goutte de la rosée champenoise sur la bouchette.
Goûte le vin de France, citoyen !
Rires. Applaudissements.
Que Messieurs les Russes attendent ! Que M. le Feld-Maréchal Bennigsen et M. le Prince de Witzingerode nous fassent la grâce de patienter un petit moment ! Que diable ! tout de même on ne peut pas s'occuper d'eux tout le temps ! Nous serons à ces messieurs dans une seconde.
Pour l'instant profitons de l'armistice que l'on vient d'arranger, et buvons à la santé de
142 l'otage
cet enfant nouveau-né avec le vin de la Comète.
Grand bruit de verres. Ils boivent. Cris : Vive Turelure ! Vive Louis- Agénor ! Vive l'Empereur !
Voix de turelure : Passez la galette.
Georges : C'est une bonne pensée que d'avoir gardé notre nom à cette nouvelle bou- ture. La grande éloquence de Toussaint m'émeut.
Bruit de trompettes au loin.
Voix de Toussaint turelure : C'est la cavalerie russe qui prend ses positions. Pour nous, que les cris de cet enfant tout neuf soient notre trompette que nous venons de baptiser sous le canon !
Entends-tu, Alexis Couillonadovitch ? C'est le cri d'un homme libre ! Nous nous foutons de toi, cosaque !
Trompettes de nouveau.
Est-ce que tous ces Nicodèmes du Nord vont prendre la France? Ils n'ont pas assez d'esprit pour cela.
Il y a encore du vin à Epernay ! Il y aura tou- jours assez de France pour embêter l'Europe et pour lui piquer le derrière et pour l'empê-
ACTE III, SCÈNE II 143
cher de manger tranquille son foin, la vache. Messieurs, je vous apprends une grande nouvelle : l'Empereur Napoléon vient de rem- porter une grande victoire à Saint-Dizier.
Acclamations : Vive V Empereur !
Quant à nous, qu'en dites-vous? Il me semble que nous tenons ici assez bien.
Nous avons derrière nous Paris, et nos ennemis, ce qu'ils ont derrière eux, c'est l'Em- pereur et ses aigles !
Messieurs, à votre santé. Sacrebleu, on ne nous a pas tout pris, tant qu'il nous reste ce grand bout de France, ce petit morceau de Turelure et de la galette !
Rires. Applaudissements. Acclama- tions.
Georges, reprenant sa lecture : Brave péro- raison et digne de l'exorde !
Il finit sa lecture et reste pensif. Puis il lit de nouveau, ôte ses lunettes, les remet dans sa poche, replie le papier et le repose sur la table. Sygne est restée dans son fauteuil sans un mouvement.
Georges, frappant un coup léger sur la table : Sygne.
144 l'otage
sygne, se redressant : Me voici.
Georges : C'est avec vous que je dois dis- cuter ce papier ?
sygne : C'est avec moi. Le baron m'a donné tous pouvoirs. Il a pleine confiance en moi.
Georges : « Il a pleine confiance en vous. » Il a raison.
sygne : Mais d'ailleurs, il n'y a rien à dis- cuter. Le temps manque.
Georges : Dois-je signer ces conditions hic et nunc ?
sygne : Pas un point ne peut être changé.
Georges : Et si j'accepte ?
sygne, montrant un pli scellé : Voici la soumission de Turelure et la capitulation de Paris
Entre les mains de Sa Majesté Très Chré- tienne.
Georges : Sygne, remettez-moi ce papier.
sygne : Je ne puis pas.
Georges : Sygne, remettez-moi ce papier et je vous tiens quitte de l'autre.
ACTE III, SCÈNE II 145
sygne : J'ai promis.
Georges : Certes vous êtes fidèle à vos pro- messes.
sygne : Mais du moins je serai fidèle à ma honte.
Georges : Ne puis-je lire les termes de red- dition ?
sygne : Il faut me croire sur parole.
Georges : Je vous crois, Sygne.
sygne : Georges, ce qu'il dit est vrai. Il m'a tout montré et j'ai tout vu. Il m'a tout expliqué. J'ai repassé ses raisons une par une, et je n'y trouve point de faute.
L'homme est maître de Paris et celui-là est roi qui recevra Paris de sa main.
Georges : C'est donc de Toussaint Ture- lure que le Roi de France attend sa couronne ?
sygne : De lui-même et non pas d'un autre.
Georges : « Le Roi jure la Constitution.
Le budget sera voté chaque année par les représentants du peuple. »
Ainsi Toussaint capitule, mais il faut que le Roi abdique.
10
146 l'otage
sygne : Je ne puis discuter.
Georges : Et le Roi selon Dieu devient le Roi selon Turelure.
sygne : Et cela, Georges, C'est moi qui le propose et c'est vous qui allez l'accepter.
Georges : Je ne l'accepterai pas.
sygne : Vos ordres sont formels.
Georges : Que savez-vous de mes ordres ?
sygne : S'ils n'étaient pas ceux que je crois, vous ne seriez pas ici.
Georges : Mais qu'importent les Chambres à votre baron ?
sygne : Le possible seul lui importe.
Georges : Ce serviteur du tyran, est-ce lui qui mesure le Roi ?
sygne : Tout ce qui est d'un homme seul, l'Empereur vient de l'épuiser pour toujours.
Georges : Adieu donc, ô Roi que j'ai servi, image de Dieu !
Le Roi pas plus que Dieu n'acceptant de limitation que sa propre essence.
Tout homme dès sa naissance recevait le
ACTE III, SCÈNE II 147
monarque au-dessus de lui éternellement à sa place par lui-même.
Afin qu'il apprît aussitôt que nul n'existe pour lui seul, mais pour un autre, et qu'il eût ce chef inné.
Et maintenant, ô Roi, à cette conclusion de ma vie,
De cette main qui a combattu pour toi, c'est moi qui m'en vais signer ta déchéance.
sygne : Réjouis-toi parce que tes yeux vont voir ce que ton cœur désirait.
Georges : Il y a une chose plus triste à perdre que la vie, c'est la raison de vivre,
Plus triste que de perdre ses biens, c'est de perdre son espérance,
Plus amère que d'être déçu, et c'est d'être exaucé.
sygne : Voici le Roi sur son trône.
Georges : L'appelez-vous le Roi ? Pour moi je ne vois qu'un Turelure couronné.
Un préfet en chef administrant pour la commodité générale, constitutionnel, asser- menté,
Et que l'on congédie, le jour qu'on en est las.
sygne : Mais pour nous du moins il est ;
148 l'otage
Il est le Roi encore, par ce grand sacrifice que nous allons lui faire,
Et si le Seigneur périt, que ce ne soit pas avant son vassal.
Georges : Vous parlez de ce que Turelure me demande ?
sygne : Oui.
Georges : Abandon général et transport à Turelure de tous mes droits, titres et posses- sions.
Et réposition après ma mort de tous mes droits sur cet hoir que vous m'avez fait.
Tout est cédé sans réserve.
sygne : O Georges, je voulais d'abord crier et disputer.
Georges : Vous ne l'avez point fait ?
sygne : N'ayez peur.
Georges : Je vous rends grâces, Sygne. En cela du moins je vous reconnais.
sygne : Va, donne-lui tout.
Georges : Je suppose que c'est la partie de l'acte à quoi mon beau-frère tient le plus ?
sygne : O Georges, donne-lui tout !
ACTE III, SCÈNE II 149
Georges : Qu'ai-je à donner, vous avez tout déjà?
sygne : Mais le droit et le nom vous restent.
Georges : Faut-il donner cela aussi ?
sygne : Donne-lui cela aussi.
Georges : Mais le nom n'est pas à moi, le droit n'est pas à moi, la terre n'est pas à moi, l'alliance entre la terre et moi n'est pas à moi.
sygne : Tout est changé, Georges. Il n'y a plus de droit, il n'y a plus qu'une jouissance. Il n'y a plus d'alliance pour toujours entre la terre et l'homme, que le tombeau seul.
Et les mains qui étaient jointes se sont séparées.
Et la tienne ne sert plus de rien qu'à écrire et résigner.
Georges : Qu'il garde tout, je ne lui réclame rien.
sygne : Mais il faut écrire et consentir.
Georges : Je ne capitulerai pas.
sygne : Vous êtes donc l'ennemi de votre souverain ?
Georges : Je ne puis céder mon honneur.
150 l'otage
sygne : Qu'avez-vous d'autre à céder?
Georges : Qu'un homme au monde du moins ne trahisse pas !
sygne : Cède, trahis, renonce ! O Georges, donne-lui cela aussi ! Cher frère, ne nous empêche pas de finir !
Georges : Nous ne finissons pas, en cet enfant.
sygne : Tout est fini pour moi avec toi.
Georges : Le reste est coupé, il est vrai. Tous nos noms et tous nos biens
S'accumulent sur la tête de cet enfant.
sygne : M'accuses-tu d'une pensée vile ?
Georges : La honte suffit que vous vous êtes acquise.
sygne : Acquise à la peine de mon âme et à la sueur de mon front !
Georges : Elle est à vous.
sygne : Elle est à moi en effet ! Elle est mon bien qui ne me sera pas ravi, la honte plus fidèle que la louange ! Elle m'accompagnera jusqu'à la tombe et
ACTE III, SCÈNE II 151
plus loin, elle est scellée sur moi comme une pierre, elle est incorporée A ces os qui seront jugés !
Georges : Ma sœur, pourquoi avez-vous fait cela ?
sygne, criant : Georges !
C'est le mauvais sang en moi qui a parlé, moi qui me croyais si forte et si raisonnable !
Souviens-toi de celui-là de nos ancêtres qui combattit contre Jeanne avec le Bourguignon, et de celui-là qui se fit renégat,
Et de ce Nogaret aussi dont nous descen- dons qui frappa le Pape sur la face.
Les choses grandes et inouïes, notre cœur est tel qu'il ne peut y résister.
Et voici que maintenant je me tiens seule dans une terre ennemie,
Comme cet Agénor jadis qui avait son châ- teau de l'autre côté de la mer Morte à la des- cente de l'Arnon.
Georges : Et voici que nos mains aussi se sont dissoutes et que la foi sur notre blason est corrompue,
Et cette main m'est arrachée, la dernière que je tenais dans ma main, le matin de ce sacrifice offert !
152 l'otage
sygne : J'ai arraché ma main et toi ne m'ar- rache point le cœur ?
Georges : Tout ce qui lie un homme à un autre,
Tout cela avec ta main m'était encore atta- ché : enfant, sœur, père et mère, défendue, confortatrice,
Epouse, vassal, compagnon d'armes. Tout cela encore était avec ta main et ma forte société.
Quel est le serment que tu n'as pas rompu ? Quelle est la foi que tu ne m'as pas retirée ?
sygne : Ce serment du moins est intact que j'ai fait à mon baptême.
Georges : Il ne fallait donc pas en faire d'autre.
sygne : Mais par quoi jure-t-on que par Dieu?
Georges : Dieu a beaucoup d'amis et je n'avais qu'un seul agneau.
sygne : J'ai sauvé le Père des hommes.
Georges : Et tu as perdu ton frère.
sygne : Sois donc mon juge, je l'accepte.
Georges : Dieu est ton juge et je suis appe-
ACTE III, SCÈNE II 153
lant à son tribunal, et cette loi qu'il a faite, Lui-même ne peut l'altérer.
Et je te citerai à produire mon gant, car ce qui est une fois donné,
Ne peut être retiré sur la terre et dans les deux.
sygne : Je ne crains rien de Dieu et le Sei- gneur ne peut plus me déposer.
Car ce qui est assis sur la terre, il n'y a pas de place plus basse,
Et je n'en demande pas de plus haute.
Georges : Tu as manqué à la foi.
sygne : Un grand prix m'était offert...
Georges : Tu as manqué à l'amour.
sygne : Je t'ai fait beaucoup de peine, Georges ?
Georges : C'est trop. Il ne fallait pas faire cela et ma mesure était suffisante.
Maintenant je vais mourir et être damné et j'ai l'éternité devant moi à me passer de toute consolation. Ne pouvait-il me laisser cette petite heure ?
Ne pouvait-il me laisser un seul cœur fidèle ? une seule Véronique pour m'y cacher
154 l'otage
la face afin que nul ne la voie, à cette heure où le cœur succombe ?
sygne : C'est moi seule, c'est moi seule qui ai fait cela, qui ai fait cela de ma propre volonté et ne dis pas un mot contre Dieu !
C'est mon mauvais cœur seul qui est la cause !
Georges : Tu m'as manqué et mon enfant m'a été tourné en amertume.
sygne : Que Dieu prenne ma place misé- rable, et acquitte ce que je ne puis payer !
Georges : Il ne fallait pas faire cela,
Le manquement qui est fait à l'amour vrai, Dieu lui-même ne peut le réparer.
Il ne le peut pas, quand il créerait de nou- veaux cieux et une nouvelle terre !
Jouis de ton Dieu et moi je t'exclus de mon cœur.
Est-ce que j'avais un paradis à attendre après cette vie ?
Ou suis-je comme ces gens d'aujourd'hui qui se payent d'idées et de mots sans nulle substance ?
Ma part était avec les hommes vivants. Ma société était le partage d'un cœur d'homme et non d'aucune idée. Mon partage était avec
ACTE III, SCÈNE II 155
mes compagnons, ma foi et mon espérance, et mon cœur dans un cœur fait comme le mien.
Et toi, cette dernière heure de ma vie, tu me renies solennellement, comme un Juif qui déchire son vêtement du haut en bas.
— N'agite pas ainsi la tête.
sygne : Mon humiliation est trop grande. Hélas ! il n'y a plus de douleur pour moi et mon âme en est avide ainsi qu'une terre alté- rée.
Je suis séparée des larmes.
Il n'y a plus de douleur possible et toute souffrance qui s'ajoute aux autres est pour moi comme une consolation.
Georges : Et moi, que me faut-il faire ?
sygne : Viens avec moi où il n'y a plus de douleur.
Georges : Et plus d'honneur ?
sygne : Plus de nom et aucun honneur.
Georges : Le mien est intact.
sygne : Mais à quoi sert d'être intact ? Le grain que l'on met dans la terre,
De quel usage est-il, s'il ne pourrit d'abord ?
156 l'otage
Georges : La chair pourrit, mais la pierre reste inaltérable.
sygne : La terre est la même pour nous deux.
Georges : Mais moi je ne l'ai pas trahie. J'ai honoré cette terre qui était mon propre bien,
Afin qu'elle ne nourrisse point que le seul ventre, mais un cœur
Fidèle, elle-même fidèle.
sygne : C'est moi qui m'en vais la nourrir à mon tour.
Georges : Parjure ! cette terre n'est plus à toi que tu as vendue et ton nom serf n'est plus son nom féodal !
sygne : Je l'ai aimée plus que toi.
Georges : Et qui l'aimerait plus qu'un exilé ?
sygne : Tu n'en aimes que la surface.
Georges : Elle est ma terre et mon bien qui ne ressemblent à aucun autre.
sygne : Et moi j'en possède le fond et la racine.
ACTE III, SCÈNE II 157
Toute terre est la même à six pieds de pro- fondeur.
Georges : N'attends-tu point de résurrec- tion?
sygne : Ne parle point de ces choses que tu n'entends pas.
Et même s'il n'en était aucune, le bienfait seul de mourir est assez grand.
Georges : Tu dis bien. Cela du moins est vrai.
sygne : O Georges, combien nous avons été tous les deux ridicules ! Cela fait pitié ! Voilà que nous nous étions absurdement fian- cés afin d'être mari et femme, comme s'il y avait encore une place pour nous entre les hommes.
Est-ce que les hommes ont encore besoin de nous avec eux? Pas plus que de Coucy et de ses tours.
Et toi, est-ce que tu tiens tellement à être propriétaire, comme d'autres sont pasteurs ou meuniers ?
Les hommes n'ont plus besoin entre eux d'un homme plus haut.
Et nous, nous étions faits pour donner et pour prendre et non pas pour partager,
158 l'otage
Viens donc avec moi et prends ma main,
Non point comme deux époux qui s'enra- cinent l'un à l'autre,
Mais prends ma main puisque tu ne me vois plus, ô frère, je suis restée la même ! et mon autre main est liée à la chaîne de tous mes morts.
O Georges, que veux-tu faire ici? Voici assez longtemps que nous sommes à charge aux hommes.
Voici assez longtemps que nous les obli- geons durement à vivre non pas pour eux mais pour nous, comme nous-mêmes pour le Roi et pour Dieu.
Maintenant chacun s'en va vivre pour soi- même à son aise et il n'y aura plus de Dieu ni de Seigneur.
La terre est grande, que chacun y aille de son côté, voici les hommes libres à la manière des animaux.
Mais nous, est-ce que nous avons souci d'être libres ? il n'y a point de liberté pour un gentilhomme.
Ou égaux ?
Ou frères, et il n'y aura plus de Nom ni de famille, toi seul es mon frère !
Georges : Vous n'êtes plus ma sœur.
ACTE III, SCÈNE II 159
sygne : Si, Georges, je le suis.
Georges : Je ne reprendrai point cette main félonne.
sygne : J'ai trahi, il est vrai ! j'ai tout livré, et moi-même avec ! ce qui était mort.
Le Roi est mort, le chef est mort. Mais j'ai sauvé le Prêtre éternel.
Dieu est vivant avec nous, tant qu'il y aura encore avec nous Sa parole et un peu de pain, et Sa main sacrée qui lie et qui délie.
Georges : Elle a délié la tienne.
sygne : Je m'en vais donc seule et déliée vers le soleil souterrain.
Georges : Mais cependant que nous sommes vivants encore, achevons ce qui nous reste à faire.
sygne : Signeras-tu ces papiers ?
Georges : Je les signerai l'un et l'autre au nom du Roi mon maître et au mien.
// les prend, les lit et les signe.
Ne dois-je attendre aucune tricherie de votre époux ?
sygne : Tous ses ordres sont déjà prêts, il me les a montrés. Les estafettes attendent. Son intérêt vous garantit.
160 l'otage
Dans une heure Paris sera désarmé et Montmartre aux mains de vos amis.
Georges : Voici mon testament, voici la nouvelle alliance.
Mais n'ai-je point lu qu'il n'y a point de testament sans un mort et d'alliance sans quelque sang versé ?
sygne : Que ce soit donc le mien ?
Georges : Ne me tentez pas.
sygne : S'il n'y a point de Dieu pour toi, sois donc un homme au moins, et s'il n'y a point de justice, fais-la toi-même et agis sui- vant ta propre loi.
Celui qui a manqué à la foi humaine, qu'il meure ! Me voici prête.
Georges : Non, non ! je ne tuerai point ma pauvre enfant !
sygne : O Georges, tu m'aimes encore.
Georges : Mais du moins, je vous déferai de cet homme.
sygne : Ne le tue pas.
Georges : Tenez-vous tant à sa vie ?
sygne : Aussi peu qu'à la mienne.
ACTE III, SCÈNE II 161
Georges : Il mourra donc de ma main.
sygne : Pourquoi t'occuper de cet homme ?
Georges : Je délivrerai le Roi de ses pro- messes.
sygne : Qui est mort.
Il ne peut plus rendre la parole.
Georges : Un écrit n'est pas une parole et peut être anéanti.
sygne : Je te prierais donc en vain ?
Georges : En vain.
sygne : Fais ce que tu veux.
Georges : Je vous salue.
Il s'éloigne, comptant ses pas jus- qu'à la porte-fenêtre, et disparaît.
11
SCENE III
Entre Toussaint turelure.
turelure : Eh bien, Madame ?
Elle lui tend en silence les papiers, il les prend, les vérifie d'un regard et sonne aussitôt. C'est à moi de faire ce qu'il reste à faire.
Entre un domestique. Faites entrer les estafettes que j'ai com- mandé de tenir prêtes.
Entrent plusieurs officiers.
Ces ordres à mes généraux ! Toute l'armée
en retraite sur Paris. La Garde Nationale
licenciée, l'armée de réserve à Versailles,
Sous les ordres de M. le Duc de Raguse.
Ordre de l'Empereur. Faites diligence.
ACTE III, SCÈNE III 163
// distribue des plis scellés. Les estafettes sortent. A sygne : Je me suis souvenu du bon tour de notre cousin.
// sonne. Monsieur Lafleur.
Entre monsieur lafleur. Monsieur Lafleur, portez ces papiers à la personne que vous savez, Et dites que je me mets à ses pieds.
Sort MONSIEUR LAFLEUR.
// sonne. — Entrent deux autres estafettes.
Ces papiers à Messieurs Dalberg et Talley- rand.
Et dites que le rendez-vous est ce soir même ici.
Elles sortent.
Il sonne. — Entre un officier.
turelure, se redressant : Monsieur, quand trois heures sonneront, dites que l'on amène le drapeau.
Sort Vofficier.
Voici beaucoup de besogne en peu de temps.
// reste debout et poitrinant comme
164 l'otage
au port d'armes, la tête droite, les bras allongés le long du corps, les mains recourbées en arrière. — L'horloge grince longuement et va sonner.
turelure : L'heure sonne.
A ce moment coufontaine appa- raît derrière la fenêtre. — Premier coup de V heure. — Turelure s'est armé aussitôt. Deux détonations retentissent en même temps, sygne s'est jetée d'un bond devant lui. — Deuxième coup. — La scène s'est remplie de fumée. Quand elle se dis- sipe on voit sygne étendue par terre dans une mare de sang. — Troisième coup. — TURELURE enjambe rapide- ment le corps et se hâte vers la fenêtre. On le voit derrière les vitres cassées qui se penche vers le sol, puis s'éloigne, comme tirant derrière lui un fardeau qu'on ne voit pas. Pause.
Rentre turelure. Quelques servi- teurs ont pénétré dans la pièce.
turelure, d'une voix de commandement : La baronne est blessée. Un accident déplo-
ACTE III, SCÈNE III 165
rable s'est produit. Qu'on lui dresse un lit sur cette table. Le médecin, l'abbé Badilon ! Quant à moi, les affaires de l'Etat m'oc- cupent.
// sort. Le rideau tombe et reste baissé pen- dant quelques moments.
SCENE IV
La même pièce au coucher du soleil. Il fait presque nuit, sygne étendue sur une grande table dans un coin de la pièce, monsieur badi- lon est auprès d'elle. Un flambeau unique brûle dans un grand chandelier d'argent.
monsieur badilon : Sygne, mon enfant, m'entendez-vous ?
Longue pause. Mouvement de pau- pières.
monsieur badilon, plus bas : M'entendez- vous?
sygne : Que dit le médecin ?
monsieur badilon : Ma fille, réjouissez- vous.
sygne : C'est donc la mort qu'il m'an- nonce ?
ACTE III, SCÈNE IV 167
monsieur badilon : Le temps de votre épreuve est fini.
Elle commence son mouvement familier de la tête et ne peut achever.
monsieur badilon, prêtant l'oreille : « Plus de joie... » Que dites-vous? ne remuez pas ainsi la tête. Vous rouvrez votre blessure.
Que dites-vous? « Plus de joie... Plus de sang... » (// répète.)
« Plus de douleur pour souffrir, plus de joie pour me réjouir. »
(Se parlant à lui-même.) Tout est épuisé.
Mais vous allez au ciel et moi je reste dans la désolation.
sygne : Est-il...
monsieur badilon : Est-il mort ? Georges, votre cousin ?
Mouvement de paupières.
Il est mort. La balle l'a frappé en plein cœur.
sygne : ... le temps...
monsieur badilon : Le temps de lui don- ner l'absolution ?
Non, on m'a appelé trop tard. Il était déjà mort.
Silence.
168 l'otage
J'ajoute cette amertume. Mais...
sygne : Je ne m'inquiète pas.
monsieur badilon : Il est vrai. Le grand Dieu pourvoit.
sygne : Ensemble.
monsieur badilon : Les deux Coûfontaine ensemble et l'un précède l'autre tour à tour.
sygne : Le parjure.
monsieur badilon : Le voici racheté de votre sang.
sygne : Le serment.
monsieur badilon : Non point rompu, mais consommé. En Dieu le Fils qui est assis à la main droite en qui est toute parole ache- vée.
sygne : Avec lui.
monsieur badilon : Avec toi pour toujours, ô mon maître et mon chef, Coûfontaine adsum.
sygne : Jésus.
monsieur badilon : Jésus Notre- Seigneur est avec vous.
ACTE III, SCÈNE IV 169
sygne : Avec lui.
monsieur badilon : Avec vous, le juste et le pécheur inséparables, et l'œuvre ne sera point séparée de l'ouvrier, et le sacrifice de l'autel, et le vêtement du sang qui l'imprègne.
sygne : Tout.
monsieur badilon : Tout est fini, tout est fait comme il le fallait, l'épouse absoute est couchée dans ses vêtements nuptiaux.
J'ai achevé mon œuvre, j'ai achevé mon enfant pour le ciel.
Et moi je reste seul.
L'enfant de mon âme s'envole, et moi, je reste seul, le vieux curé inutile.
SYGNE. (Mouvement de la tête inachevé.)
monsieur badilon : Epouse du Seigneur,
Je vous ai absoute, et vous, absolvez-moi à mon tour,
Et cette main que j'ai levée sur vous comme quelqu'un qui consacre et qui sacrifie !
Et dites-moi que vous me pardonnez
Ce mal que je vous ai fait,
Ces paroles que je vous ai dites, ma pauvre colombe, moi pécheur,
Sur l'ordre de Dieu, mon maître, dans l'épouvante de mon cœur,
170 l'otage
Afin que Pierre soit sauvé et que votre cou- ronne soit parfaite.
sygne : ... (Mouvement des yeux.)
monsieur badilon : La main ? Que je lève ma main de nouveau et que je la tienne devant vos yeux ?
sygne : (Mouvement des lèvres.)
monsieur badilon : Ainsi le pauvre agneau mourant entre ses gencives désarmées prend la main qui vient de l'égorger !
Mais ce n'est point ma main que vous bai- sez, ô ma fille, mais le Christ en son prêtre qui oint et qui pardonne.
La main du prêtre consacré qui vous a communié si souvent et qui chaque matin tient élevé
Le Fils de Dieu sous les accidents,
Que vous allez voir face à face.
// tombe à genoux devant le lit.
Et maintenant enfin, je puis être lâche et vous montrer mon cœur !
Nul homme ne vous a aimée comme moi, de cet amour que les gens du monde n'en- tendent pas,
Car Dieu même qui parlait par ma bouche, et qui entendait par vos oreilles,
ACTE III, SCÈNE IV 171
Est-ce qu'il n'était pas dans notre cœur aussi à tous deux ?
Gloire à Dieu qui a donné l'âme sublime à guider par l'âme la plus basse !
Et quand vous vous mettiez à genoux à mon côté au tribunal de la pénitence,
C'est moi qui du fond des ténèbres m'émer- veillais et me prosternais devant vous.
Hélas ! je n'avais qu'un seul enfant et voici qu'on me l'a égorgé !
Souvenez-vous de votre pasteur, petite bre- bis, qui si souvent être venue prendre la nour- riture céleste entre ses mains.
Silence.
sygne, avec un sourire amer qui s'accentue peu à peu : ...Si sainte ?
monsieur badilon : Et quel plus grand amour y a-t-il que de donner sa vie pour ses ennemis ?
sygne : {Sourire)
monsieur badilon : Est-ce que vous ne vous êtes pas jetée au-devant de votre époux pour le couvrir ?
SYGNE, presque indistincte : Trop bonne...
monsieur badilon : La mort ? Que dites- vous?
// se penche sur elle.
172 l'otage
sygne : (Elle agite les lèvres.)
monsieur badilon : « Une chose trop bonne pour que je la lui eusse laissée. »
Et pensez-vous connaître vos intentions mieux que Dieu lui-même ?
Silence. — Elle commence à respi- rer péniblement.
Mais je sais que déjà vous lui avez par- donné.
Silence. — Signe que non.
Sygne ! à ce moment où vous allez paraître devant Dieu, dites-moi que vous lui avez par- donné.
Signe que non. Voulez-vous que je vous fasse apporter votre enfant ?
Signe que non. Et quoi? Sygne, m'entendez-vous? Votre enfant ?...
sygne, d'une voix distincte : Non.
Silence. — Uagonie commence.
monsieur badilon, il se lève : La mort approche. Ame chrétienne, faites avec moi la recommandation et les actes d'espérance et de charité.
sygne : (Signe que non)
ACTE III, SCÈNE IV 173
monsieur badilon : Sygne, soldat de Dieu ! debout ! debout jusqu'au dernier moment !
sygne : Tout est épuisé.
monsieur badilon : Coûfontaine adsum!
sygne : Tout est épuisé.
monsieur badilon : Jésus, fils de David, adsum !
Silence. — Le râle commence.
Tout est épuisé jusqu'au fond, tout est exprimé jusqu'à la dernière goutte.
Silence.
Seigneur, ayez pitié de cet enfant que vous m'avez donné et que je vous donne à mon tour.
Eli ! Je vous supplie dans le terrible secret de la dernière heure.
Seigneur, en qui tous les siècles sont comme un seul instant qui ne peut être divisé,
Ayez pitié de ces deux âmes qui vont paraître devant vous en même temps que vous avez faites frère et sœur.
Et agréez le sang versé et cet échange entre elles qui s'est fait dans la déflagration de la poudre.
sygne se redresse tout à coup et tend violemment les deux bras en
174 l'otage
croix au-dessus de sa tête ; puis, re- tombant sur Voreiller, elle rend l'es- prit, avec un flot de sang.
Et MONSIEUR BADILON lui essuie
pieusement la bouche et la face. Puis éclatant en sanglots, il tombe à genoux au pied du lit.
SCENE V
Apparaissent derrière les fenêtres vitrées, et suivant Toussaint turelure, un homme tenant une lanterne d'écurie, puis quatre autres portant sur le battant d'une porte dé- montée le corps de coufontaine sous son manteau. — Ils entrent.
Toussaint turelure : Monsieur le curé, comment va la baronne ?
Pas de réponse. Madame.
// prend la lanterne et, l'approchant du visage de la morte, il l'examine. Puis, déposant la lumière par terre, il fait le signe de la croix.
Aux gens qui se tiennent par der- rière : Avancez !
176 l'otage
Que l'on apporte ici le corps de mon cou- sin, et qu'on le couche sur cette table, — à côté de celui de ma femme, je dis !
Afin que les deux Coûfontaine reposent côte à côte,
Et que ceux qui ont été séparés durant la vie aient le même lit dans la mort.
Et que le poing fermé se pose dans la main ouverte.
Ils font ainsi. On étend coûfon- taine près de sygne et Von déploie sur eux le drapeau fleurdelysé. Mais la main ouverte de sygne sort du drap sans qu'on puisse la faire rentrer en dessous. Sur une table à la tête de la couche funèbre, couverte d'une ser- viette, on place un crucifix entre deux flambeaux qu'on allume et un seau d'eau bénite avec le goupillon.
Pendant ce temps le bruit au dehors peu à peu s'est accru jusqu'à ébranler la terre, d'une armée en marche et de troupes interminables qui passent. Bruit de chevaux, roulement de l'ar- tillerie et des fourgons.
Puis tout à coup bruit de grelots et d'une voiture attelée de chevaux lancés à toute vitesse qui soudain s'ar-
ACTE III, SCÈNE V 177
vêtent devant la maison. Tapage. On entend des portes qu'on ouvre violem- ment et toute la maison s'emplit d'une grande lumière.
Soudain la porte à deux battants est comme arrachée du dehors et l'on entend un grand cri :
LE ROI !
Entrent deux valets tenant des flambeaux et derrière eux le roi de
FRANCE.
Toussaint turelurEj s'avançant à sa ren- contre : Sire, soyez le bienvenu dans votre propre royaume !
// s'agenouille et lui baise la main.
le roi : Relevez-vous, Monsieur. Il m'est agréable de reconnaître en vous le plus utile de mes sujets.
// regarde autour de lui. Son fils, son frère et les officiers de sa suite sont entrés derrière lui et l'entourent.
turelure : Que Votre Majesté daigne excuser le désordre de cette maison.
le roi : Il ressemble à celui de la France. Pauvre vieille demeure !
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Des fondements jusqu'au grenier, on n'a rien laissé en place. Tout a subi conscription. Mais Nous apportons la paix avec Nous.
Murmure flatteur dans la suite. — LE ROI aperçoit le lit funèbre devant lequel monsieur badilon est toujours en prière et le sourcil légèrement levé vers turelure pour l'interroger, il le regarde pour la première fois.
turelure : Que Votre Majesté m'excuse de ne pouvoir lui cacher mes deuils domes- tiques.
le roi : Qui est-ce ?
turelure : Ma femme. Issue du sang de la France le plus pur et le plus loyal.
le ROI, reconnaissant les armes : Coûfon- taine adsum. Et qui est l'autre mort ?
turelure : Georges Agénor, mon cousin, votre fidèle serviteur et lieutenant.
Tous deux sont tombés en même temps. Un déplorable malentendu, l'affreux quipro- quo de cette crise soudaine.
ACTE III, SCÈNE V 179
LE ROI s'approche du lit majestueu- sement et l'asperge d'eau bénite. Puis il passe le goupillon à son fils qui l'imite, puis son frère et les gens de la suite. Et, le dernier, turelure, qui s'acquitte du rite avec componction.
le ROI, revenu au milieu de la scène : Je saurai reconnaître de tels services et le sang versé pour ma cause.
turelure : Un noble nom s'éteint.
le roi : Il n'est pas éteint. Je sais que vous avez un fils.
Entre un huissier qui dit un mot à l'oreille de turelure.
turelure : Sire...
le roi : Je vous entends.
turelure : Les Corps de l'Etat Se sont donné rendez-vous en cette maison pour saluer Votre Majesté.
le roi : C'est bien. Je leur donnerai audience incessamment.
turelure, montrant à gauche : Ici, à gauche, les délégations du Corps législatif,
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du Conseil d'Etat, des tribunaux et du Sénat conservateur.
le roi : Ouvrez la porte.
On ouvre la porte à deux battants. — Bruit à droite.
le roi : A droite ?
turelure : A droite les évêques de France qui se jettent aux pieds de Votre Majesté.
Vous savez que l'Usurpateur avait convo- qué ici un Concile
Afin de formuler les libertés de l'Eglise Gallicane, sous la garde de la gendarmerie.
le roi : De Pradt et Talleyrand pourront me présenter ces messieurs. Ouvrez la porte.
On ouvre la porte de droite. Un huissier entre et parle à turelure.
turelure : Sire,
La délégation des Maréchaux de France demande à être présentée à Votre Majesté.
le roi : Qu'ils entrent !
Entre la délégation des Maréchaux.
le doyen des maréchaux : Sire, l'Armée
ACTE III, SCÈNE V 181
Est heureuse de faire hommage à son sou- verain.
// salue.
LE roi, gracieusement lui saisissant les mains, comme si Vautre avait voulu mettre genou en terre : Relevez-vous, Monsieur !
Le Roi de France est fier de voir autour de son trône rétabli, vos épées.
Ce n'est point à l'étranger que vous les avez remises, mais au Roi de France, Louis votre Roi, et qui est seul.
Majestueusement.
La paix.
Demi-pause.
Gardez la gloire ! elle est à vous et ne vous sera pas ôtée.
Et s'il y a quelque opprobre à encourir pour le salut du peuple,
Que le Roi seul l'assume, selon qu'il con- vient au père de famille.
Je reviens pour me jeter entre mon peuple et l'ennemi.
Je reviens à vous,
Non point avec, mais à travers vos enne- mis, à cette heure où la France est blessée, et seules mes mains ici sont sans armes et n'en savent tenir aucune.
182 l'otage
Et il est vrai que nous souffrons violence. Mais considérez avec équité que l'Europe ne peut se passer de la France,
Et cet empire que l'on vous a fait, ce n'était plus la France, ce n'était plus sa mesure et sa forme,
Non point étendue, dis-je, mais diminuée.
le maréchal : Nous sommes vos loyaux soldats et les plus fidèles de vos sujets.
le roi : Demeurez et soyez Nos témoins.
Il s'avance au milieu de la pièce, et, se tournant un peu vers la droite, puis vers la gauche, d'une voix forte.
Et vous tous, Evêques, Officiers, Corps de l'Etat, dont j'accueille la démarche,
Soyez témoins de cet acte que je vais accomplir.
// revient vers la table que l'on a préparée et où sont disposés des flam- beaux, des plumes, des parchemins, de la cire et le Grand Sceau de France.
Entrent le roi d'angleterre, le roi
DE PRUSSE, /'EMPEREUR D'AUTRICHE, /'EMPEREUR DE RUSSIE, le NONCE DU PAPE.
ACTE III, SCÈNE V 183
Messieurs mes frères, soyez les bienvenus dans mon royaume,
Et remerciés de votre loyal service.
Souverains de l'Europe !
Soyez témoins de ce nouveau contrat que le Roi de France va signer avec son peuple.
// se retourne lentement vers la fenêtre où paraissent quelques rou- geurs.
Quelles sont ces fumées ?
turelure : Ce n'est rien. Quelques mau- vais quartiers de Paris qui brûlent, bon net- toyage !
Quelques mauvaises têtes que Monsieur de Raguse achève de mettre à la raison.
Et le tison de la Révolution s'éteint en puant et en fumant.
le roi, avec mépris : Ces extravagances ont pris fin.
// s3 as sied lourdement.
Et le Roi avec la France recommence sui- vant l'ordre légitime.
// est assis derrière la table entre les deux flambeaux. A sa gauche, turelure ; à sa droite, monsieur le
DAUPHIN, LE GRAND CHANCELIER ; par
184 l'otage
derrière, les souverains. Devant, massés dans les fenêtres, les maré- chaux. A droite et à gauche, les évêques et les corps de l'état dé- bordent des deux portes ouvertes, le roi promène lentement ses gros yeux sur l'assemblée, puis ^adressant à Turelure :
Monsieur le Comte !
turelure, ricanant : Je suis comte !
le roi : Veuillez quérir des sièges pour Leurs Majestés.
fin
Ce volume,
le quatre-vingt-treizième de la collection Soleil,
a été tiré à cinq mille cent exemplaires,
dont cent hors commerce,
numérotés de 1 à 5 100,
sur les presses d'Emmanuel Grevin et Fils,
Imprimerie de Lagny.
La reliure a été exécutée par Babouot, à Paris,
d'après la maquette de Massin.
Les exemplaires hors commerce sont numérotés
de 5 001 à 5 100.
EXEMPLAIRE
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Édit. : 8695; dép. lég. 1911; imp. 6823; imprimé en France.
Claudel, Paul |
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Collège |